Correspondance
au sujet du livre noir de la psychanalyse
 


 

Les débats sont devenus tellement rares de nos jours que lorsqu'on en trouve un véritable, on s'empresse de le diffuser…
Celui-ci se trouvait sur le site du Nouvel Observateur…


NOUVELOBS.COM

Avertissement d’Ursula Gauthier.
Nous publions ci-dessous un ensemble très particulier de lettres qui nous ont été adressées. Nous n’avons joué dans ce cas qu’un rôle de témoin, recevant messages, contre-messages, contre-contre-messages et autres mises au point. Dans le même temps, ces textes circulaient sur internet quelquefois avant même que nous les ayons reçus ! Seul le dernier document (la seconde lettre de Frederick Crews ci-après) apparaît pour la première fois sur le net, à la demande expresse de son auteur. La lecture de cet ensemble est très instructive de la façon dont les débats sont menés – ou éludés – dès lors qu’ils prennent la psychanalyse comme objet.
Voici d’abord une « Lettre ouverte » reçue le 11 septembre 2005.

Pr François SAUVAGNAT 11 septembre 2005
Lettre ouverte à Mme Ursula Gauthier à propos de son article du Nouvel Observateur :
" Un livre événement relance la guerre entre pro et anti. Faut-il en finir avec la psychanalyse?
Madame,
Votre article paru dans le dernier numéro du Nouvel Observateur contient un certain nombre d'assertions pour le moins fantaisistes, qui surprennent quelque peu dans une publication de cette tenue. Il est anormal qu'une journaliste ne s'informe pas minimalement sur le sujet qu'elle souhaite traiter. Je vous prie donc de prendre connaissance des points suivants :

1) Frederick Crews que vous qualifiez de façon discutable de "grand professeur de Berkeley" a enseigné à l'université Stanford (qui est distincte de l'Université de Californie à Berkeley). C'est un enseignant en littérature, spécialiste de Hawthorne, au départ surtout connu pour avoir promu une lecture freudienne de cet auteur dans les années 70. Dans les années 90, à l'âge de la retraite, il a pris parti dans le débat sur l'épidémie de "personnalités multiples" qui avait envahi les USA entre 1970 et 1994 (date à laquelle un coup d'arrêt y a été mis, spécialement grâce à l'action de magistrats et d'une anthropologue élève de G Devereux). Cette épidémie avait été essentiellement alimentée, comme on le sait maintenant, par des hypnothérapeutes et des cognitivistes qui ont promu ce syndrome.
Crews a, au mépris du bon sens, accusé les psychanalystes (à commencer par Freud, pourtant décédé depuis plusieurs décennies) d'être responsables de cet état de fait, et récidivé par la suite en une série de publications tenant davantage de la chasse aux sorcières que d'un travail scientifique sérieux. Il n'a personnellement aucune compétence dans le domaine de la psychologie ni de la psychiatrie.

2) Vous affirmez que "pour les philosophes des sciences, la cause est entendue: la psychanalyse n'est pas une science, quoi qu'en ait dit son fondateur". La chose n'est pas si simple. Il existe différentes méthodologies scientifiques. Karl Popper n'en est pas l'alpha et l'oméga... Il a existé dès le départ, et il existe encore, de très nombreuses collaborations entre la psychanalyse et divers domaines scientifiques (Droit, sciences humaines, sciences de la vie). De grâce, informez-vous!

3) Vous affirmez qu'aux Etats-Unis, "en quelques années le freudisme a complètement disparu des programmes en psychiatrie ou en psychologie".
Détrompez-vous: les "psychothérapies psychodynamiques" (c'est à dire psychanalytiques) sont toujours au programme des facultés concernées, non seulement en tant que telles, mais également à travers les nombreux emprunts "simplifiés" que les technique cognitivistes leur ont faites. Allez donc visiter quelques sites internet de facultés Nord-Américaines, qui fournissent gracieusement des polycopiés... Si vous ne trouvez pas, je suis prêt à vous aider.
Par ailleurs, qu'est ce qui vous autorise à considérer qu'une tendance Nord-Américaine en matière de psychothérapie (privilégier des pratiques "rapides", qui provoquent dans les faits beaucoup plus d'inconvénients de d'avantages) doive régenter le monde? Vous devriez savoir qu'en matière de pratiques de santé, les USA ont été classés au 37 rang mondial par l'OMS ("overall goal attainment", Rapport de l'année 2000), rang qui n'est certainement pas amélioré par leur efficience dans le domaine de la santé mentale. Pour quiconque a travaillé aux USA (c'est mon cas), la catastrophe humanitaire qui a eu lieu après l'ouragan Katrina n'est aucunement une surprise.
Allez donc visiter quelques établissements psychiatriques états-uniens, vous pourrez juger à quel point il serait souhaitable que nos amis d'outre-atlantique puissent bénéficier, ici aussi, de notre aide.

4) Vous affirmez que "l'irruption des neurosciences et des thérapies cognitivo-comportementales a brisé le monopole de la psychanalyse conçue comme l'alpha et l'oméga de la connaissance de soi". Trois inexactitudes dans la même phrase. Vous devriez savoir que la psychanalyse est historiquement issue de la neurologie, et qu'il a toujours existé une collaboration étroite entre psychanalyse et neurosciences (voir par exemple les travaux de Kandel, prix Nobel, documents à votre disposition sur simple demande). En revanche, contrairement à une opinion répandue par certains journalistes, il n'existe pas de lien aussi fort entre les thérapies cognitivo-comportementales et les neurosciences.
Il n'y a pas eu d'"irruption des thérapies cognitivo-comportementales": les thérapies comportementales, lancées par Watson lui-même à partir de 1910 (cas du "petit Albert" un jeune enfant chez qui il a provoqué expérimentalement des troubles psychiques pour essayer une technique de déconditionnement, avant que les parents affolés n'arrivent à le retirer de ses griffes...), sont apparues très progressivement. Les thérapies cognitives sont un sous-produit de la psychanalyse nord-américaine ("psychologie du moi", d'où le fait que certains psychanalystes de cette orientation prônent encore aujourd'hui des techniques "psychanalytico-cognitivistes), et ne se sont opposées frontalement à celle-ci que depuis peu, pour des raisons très largement dûes à la brutalité des pratiques de concurrence locales, lorsqu'elles se sont ralliées aux "thérapies comportementales".
Enfin, la psychanalyse n'a jamais prétendu être l'alpha et l'oméga de la connaissance de soi; Freud lui-même a toujours refusé qu'elle soit une "Weltanschauung"; le mot de Freud que vous rapportez par ailleurs, "la psychanalyse est comme le Dieu de l'Ancien Testament", est de l'humour juif (dont Freud était un fervent collectionneur). D'excellents recueils de mots d'esprits juifs se trouvent dans le commerce: ici encore, informez-vous si vous ne l'êtes pas.

5) Je ne suis pas sûr qu' Henry Ellenberger aurait approuvé la chasse aux sorcières à laquelle se livre se livre Borch-Jakobsen; au demeurant si ce monsieur a pu asseoir sa carrière toute entière (!!) sur la "dénonciation" de Freud, malgré la "disparition de la psychanalyse des USA", c'est bien qu'elle continue d' être présente - au moins implicitement.

6) Le "lacanisme" n'est pas un sortilège (mais c'est peut-être un compliment sous votre plume?), c'est le résultat d'une élaboration intellectuelle qui a duré plus de cinquante ans, avec d'intéressantes applications thérapeutiques, et dont de nombreuses trouvailles ont été reprises, sans les citer, par des "non-lacaniens".
Qu'il ait fécondé un certain nombre de champs philosophiques est bien connu (à votre disposition pour plus de détails).

7) Il est faux de dire que la plupart des psychanalystes, à propos de la question homosexuelle, se soient alignés sur des "positions conservatrices"; dire par ailleurs que "la psychanalyse française refuse l'accès du métier d'analyste aux candidats homos" est une grossière contre-vérité. Didier Eribon est un biographe intéressant; néanmoins, nul n'est parfait; son information en matière de psychothérapie est, disons...poétique. Je l'ai rencontré personnellement, et il a eu le courage de l'admettre.

8) Les psychanalystes, déclarez-vous, s'inquiètent de ce que les thérapies cognitivo-comportementales consistent en un "formatage à coup de conditionnement". C'est exact, mais votre conscience professionnelle aurait dû vous faire chercher pourquoi.
Je vous aide, voici quelques exemples: tout le monde n'a pas nécessairement envie d'être soumis à des techniques "aversives" (c'est à dire des punitions), à une "immersion" parmi divers insectes plus ou moins appétissants, ou encore à des techniques de "modeling" dans lesquelles sa conduite lui sera dictée; tout le monde n'a pas envie de remplir des grilles comportementales à tout moment de la journée pour des résultats aléatoires; la méthode comportementaliste de traitements de l'autisme ABA (Ivar Lovaas) est d'autant plus inquiétante qu'une de ses versions a été utilisée pour "rééduquer" des prisonniers de guerre au Viet-Nam (certains en sont morts); après avoir fait l'objet d'un intense battage médiatique et de présentations statistiques aussi flatteuses que fantaisistes, cette méthode, qui inclut diverses brimades physiques, est remise en cause; on s'est aperçu que les "preuves" alléguées de son efficacité ont été faussées; la cour suprême du Canada a l'an dernier jugé qu'une telle méthode ne devait pas être financée sur fonds publics; une méthode de thérapie cognitive, la "cognitive behavior modification", a été rebricolée ("reverse engineered") par des psychologues militaires pour torturer récemment des prisonniers de guerre en Irak (en tant qu'"ennemis combattants"); au moins un des jeunes meurtriers de l'école de Columbine avait suivi très récemment une thérapie d'"auto-affirmation" cognitive.
Une abondante documentation est à votre disposition si la curiosité vous venait... Je suis sûr que le public du Nouvel Observateur serait intéressé.

9) Sur le fait que des départements de psychologie, en France, enseignent des techniques et concepts freudiens: voyagez donc un peu, vous verrez que la même chose se produit à l'étranger, et même aux USA! Quant à la "lettre de Christophe Demonfaucon", elle a déjà reçu réponse de la part de l'association représentative des enseignants en psychologie: non seulement l'université est un lieu pluraliste, mais en outre les affirmations de ce monsieur sont parfaitement fantaisistes.

Au demeurant, rappelons que si la recherche sur les psychothérapies commandée par l'Inserm a été retirée du site du Ministère de la Santé, c'est pour les meilleures raisons du monde: de graves défauts de méthodologie, qui ont été clairement explicités dans des travaux publiés.
Il existe actuellement un fort consensus pour considérer que certaines techniques de l'Evidence Based Medicine sont inadéquates pour juger de l'efficacité de psychothérapies (alors qu'elles peuvent avoir un intérêt dans d'autres domaines, ce qui explique que certains chercheurs d'autres disciplines n'y ont pas vu malice). Ce sont précisément ces méthodes inadéquates qui ont été appliquées dans ce rapport remis à l'Inserm. Je vous rappelle par ailleurs que des fautes méthodologiques du même type ont été à l'origine, cette année, de graves mises en cause de firmes pharmaceutiques. On ne peut que louer les instances politiques qui ont sû prendre quelque distance avec une équipe de "spécialistes" confondant allègrement propagande et recherche scientifique. Par ailleurs, des recherches sérieuses sur les psychothérapies psychanalytiques sont réalisées de façon continue depuis 1917, et la preuve a été faite à maintes reprises qu'il s'agit de pratiques fiables et prudentes.
En résumé: soyez curieuse ! informez-vous !! Nous sommes tout prêts à vous aider!
Restant à votre disposition, attentivement,

*Université de Rennes (psychopathologie)


"la fête à Sauvagnat" (1954), une peinture de Jean AUJAME
1905 -1965
Commentaire d’Ursula Gauthier
Je m’apprêtais à répondre à la copieuse lettre du professeur Sauvagnat, en commençant par le premier point – les titres académiques de Frederick Crews, à propos desquels je ne pouvais qu’encourager mon contradicteur à faire lui-même preuve de curiosité en tapant sur Google « Frederick Crews » : il aurait pu consulter quelques unes des 39.300 occurrences où figure ce nom, souvent accolé au titre de « Professor Emeritus at the University of California, Berkeley », ce qui aurait probablement suffi à convaincre M. Sauvagnat de la nécessité de rectifier ses propres « rectifications »… – quand l’intéressé en personne m’a écrit de Berkeley où lui était parvenue la lettre ouverte du professeur Sauvagnat (magie du net…), me priant de publier sa réponse. La voici.

Frederick CREWS 11 septembre 2005
Chère Madame,

Dans sa récente lettre à votre journal, le Professeur Sauvagnat entreprend de « corriger » plusieurs assertions que vous avez faites à mon propos dans votre article consacré au « Livre noir de la psychanalyse ». Ces « corrections » sont représentatives du degré d’exactitude de sa lettre en général.
Le Professeur Sauvagnat insiste que ma carrière d’enseignant s’est déroulée à l’Université Stanford, et non pas l’Université de Californie à Berkeley. Comme c’est étrange ! J’avais pourtant l’impression d’avoir enseigné à Berkeley, et nulle part ailleurs, de 1958 jusqu’à ma retraite en 1994. Une thérapie avec le Professeur Sauvagnat me permettrait peut-être de retrouver le souvenir refoulé d’avoir été en réalité à Stanford toutes ces années ?
Je lis dans la lettre du Professeur Sauvagnat que je suis un « spécialiste de Hawthorne » qui en aurait publié une étude freudienne « dans les années 70 ». L’année exacte est 1966, car en 1970 j’avais déjà réalisé que la théorie psychanalytique souffre d’une circularité fatale. Quant à être un spécialiste de Hawthorne, je ne suis plus retourné à cet auteur après 1966, mais j’ai écrit onze autres livres sur des sujets très variés. Un douzième, « Follies of the Wise » doit paraître le printemps prochain – ce qui me laisse trop peu de temps, je le crains, pour pouvoir ajouter un chapitre sur le Professeur Sauvagnat.

Le Professor Sauvagnat confond « l’épidémie de ‘personnalités multiples’ » avec tout le mouvement des souvenirs retrouvés dont elle ne constitue qu’une part. Il attribue en partie l’épidémie aux « cognitivistes », qui y étaient en réalité unanimement opposés, et il nie que les idées freudiennes aient en aucune façon une responsabilité dans cette épidémie puisque, dans les années 90, Freud était déjà « décédé depuis plusieurs décennies ». La théorie qui sous-tend cette observation, est semble-t-il que les idées d’un penseur sont immédiatement enterrées avec son cadavre. Hélas, le concept freudien de refoulement a été absolument au cœur du bizarre projet qui consiste à persuader des adultes à « se souvenir » que, contrairement à tous leurs souvenirs conscients, ils avaient été abusés sexuellement pendant leur petite enfance. Pour plus d’information sur les liens étroits qui existent entre la psychanalyse et les souvenirs retrouvés, je renvoie à mon livre « The Memory Wars » et « Unauthorized Freud »

*Berkeley, California, Etats-Unis

Commentaire d’Ursula Gauthier
A peine m’était-elle parvenue que la réponse de Frederick Crews s’est retrouvée immédiatement postée sur de nombreux sites. Les internautes ont donc eu tout loisir de lire le petit échange de piques. Mais un petit fait bizarre a attiré l’attention : après la publication de la lettre de Crews, celle de Sauvagnat… s’est modifiée. Le 14 septembre, nous avons reçu le mail suivant du professeur Sauvagnat, nous signalant en effet « quelques coquilles » dans sa propre lettre. Suivait un « document complété et corrigé » – que voici. Ceux qui ne souhaitent pas le relire peuvent aller directement à mon commentaire suivant, dans lequel je résume les changements apportés par M. Sauvagnat.

F. SAUVAGNAT, Professeur de psychopathologie, Université de Rennes
à la Rédaction du Nouvel Observateur.
Mesdames, Messieurs,

Soucieux de vous assister dans votre effort pour informer objectivement vos lecteurs, j'ai fait parvenir la semaine dernière une lettre ouverte à votre collègue Mme Ursula Gauthier, relevant un certain nombre d'inexactitudes factuelles dans son article cité en référence. Cette lettre contenait elle-même quelques coquilles, et surtout elle ne donnait pas les références consultables.
Je vous renvoie donc ce document complété et corrigé.
Puis-je vous prier de la transmettre à Mme Gauthier.?

Entre-temps, j'ai appris que M Crews, dont l'oeuvre est évoquée, avait souhaité publier un droit de réponse dans votre revue.
Pourriez-vous m'indiquer ce que vous comptez faire?
Merci de bien vouloir me tenir informé. Bien cordialement à vous,

Pr François Sauvagnat

Lettre ouverte à Mme Ursula Gauthier à propos de son article du Nouvel Observateur:
"Un livre événement relance la guerre entre pro et anti. Faut-il en finir avec la psychanalyse?".N° 2130 p 10-12.
Madame,
Votre article paru dans le dernier numéro du Nouvel Observateur contient un certain nombre d'assertions pour le moins fantaisistes, qui surprennent quelque peu dans une publication de cette tenue.
Il est anormal qu'une journaliste ne s'informe pas minimalement sur le sujet qu'elle souhaite traiter. Je vous prie donc de prendre connaissance des points suivants:

1) Frederick Crews que vous qualifiez de façon discutable de "grand professeur de Berkeley" est un enseignant en littérature, spécialiste de Hawthorne (Crews F 1989), au départ surtout connu pour avoir promu une lecture freudienne de cet auteur. Dans les années 90, à l'âge de la retraite, il a pris parti dans le débat sur l'épidémie de "personnalités multiples" qui avait envahi les USA entre 1970 et 1994 (date à laquelle un coup d'arrêt y a été mis, spécialement grâce à l'action de magistrats et d'une anthropologue élève de G Devereux). Cette épidémie avait été essentiellement alimentée, comme on le sait maintenant, par des hypnothérapeutes et des cognitivistes qui ont promu ce syndrome (Sauvagnat F 2001). Crews a, au mépris du bon sens, accusé les psychanalystes (à commencer par Freud, pourtant décédé depuis plusieurs décennies) d'être responsables de cet état de fait, et récidivé par la suite en une série de publications tenant davantage de la chasse aux sorcières que d'un travail scientifique sérieux.
Il n'a personnellement aucune compétence dans le domaine de la psychologie ni de la psychiatrie.

2) Vous affirmez que "pour les philosophes des sciences, la cause est entendue: la psychanalyse n'est pas une science, quoi qu'en ait dit son fondateur". La chose n'est pas si simple. Il existe différentes méthodologies scientifiques. Karl Popper n'en est pas l'alpha et l'oméga... Il a existé dès le départ, et il existe encore, de très nombreuses collaborations entre la psychanalyse et divers domaines scientifiques (Droit, sciences humaines, sciences de la vie). De grâce, informez-vous!

3) Vous affirmez qu'aux Etats-Unis, "en quelques années le freudisme a complètement disparu des programmes en psychiatrie ou en psychologie". Détrompez-vous: les "psychothérapies psychodynamiques" (c'est à dire psychanalytiques) sont toujours au programme des facultés concernées, non seulement en tant que telles, mais également à travers les nombreux emprunts "simplifiés" que les technique cognitivistes leur ont faites. Allez donc visiter quelques sites internet de facultés Nord-Américaines, qui fournissent gracieusement des polycopiés....Si vous ne trouvez pas, je suis prêt à vous aider.
Par ailleurs, qu'est ce qui vous autorise à considérer qu'une tendance Nord-Américaine en matière de psychothérapie (privilégier des pratiques "rapides", qui provoquent dans les faits beaucoup plus d'inconvénients de d'avantages) doive régenter le monde? Vous devriez savoir qu'en matière de pratiques de santé, les USA ont été classés au 37 rang mondial par l'OMS ("overall goal attainment", Rapport de l'année 2000), rang qui n'est certainement pas amélioré par leur efficience dans le domaine de la santé mentale. Pour quiconque a travaillé aux USA (c'est mon cas), la catastrophe humanitaire qui a eu lieu après l'ouragan Katrina n'est aucunement une surprise. Allez donc visiter quelques établissements psychiatriques états-uniens, vous pourrez juger à quel point il serait souhaitable que nos amis d'outre-atlantique puissent bénéficier, ici aussi, de notre aide.

4) Vous affirmez que "l'irruption des neurosciences et des thérapies cognitivo-comportementales a brisé le monopole de la psychanalyse conçue comme l'alpha et l'oméga de la connaissance de soi". Trois inexactitudes dans la même phrase.
Vous devriez savoir que la psychanalyse est historiquement issue de la neurologie, et qu'il a toujours existé une collaboration étroite entre psychanalyse et neurosciences (voir par exemple les travaux de Kandel, prix Nobel, documents à votre disposition sur simple demande). En revanche, contrairement à une opinion répandue par certains journalistes, il n'existe pas de lien aussi fort entre les thérapies cognitivo-comportementales et les neurosciences. Il n'y a pas eu d'"irruption des thérapies cognitivo-comportementales": les thérapies comportementales, lancées par Watson lui-même à partir de 1910 (cas du "petit Albert" un jeune enfant chez qui il a provoqué expérimentalement des troubles psychiques pour essayer une technique de déconditionnement, avant que les parents affolés n'arrivent à le retirer de ses griffes. (Watson &Rayner 1920)), sont apparues très progressivement.
Les thérapies cognitives sont un sous-produit de la psychanalyse nord-américaine ("psychologie du moi", d'où le fait que certains psychanalystes de cette orientation prônent encore aujourd'hui des techniques "psychanalytico-cognitivistes"), et ne se sont opposées frontalement à celle-ci que depuis peu, pour des raisons très largement dues à la brutalité des pratiques de concurrence locales, lorsqu'elles se sont ralliées aux "thérapies comportementales". Enfin, la psychanalyse n'a jamais prétendu être l'alpha et l'oméga de la connaissance de soi; Freud lui-même a toujours refusé qu'elle soit une "Weltanschauung" (Freud S 1927); le mot de Freud que vous rapportez par ailleurs, "la psychanalyse est comme le Dieu de l'Ancien Testament", est de l'humour juif (dont Freud était un fervent collectionneur). D'excellents recueils de mots d'esprits juifs se trouvent dans le commerce: ici encore, informez-vous si vous ne l'êtes pas.

5)Je ne suis pas sûr qu' Henry Ellenberger aurait approuvé la chasse aux sorcières à laquelle se livre se livre Borch-Jakobsen; au demeurant si ce monsieur a pu asseoir sa carrière toute entière (!!) sur la "dénonciation" de Freud, malgré la "disparition de la psychanalyse des USA", c'est bien qu'elle continue d' être présente - au moins implicitement.

6) Le "lacanisme" n'est pas un sortilège (mais c'est peut-être un compliment sous votre plume?), c'est le résultat d'une élaboration intellectuelle qui a duré plus de cinquante ans, avec d'intéressantes applications thérapeutiques (Sauvagnat 2003), et dont de nombreuses trouvailles ont été reprises, sans les citer, par des "non-lacaniens". Qu'il ait fécondé un certain nombre de champs philosophiques est bien connu (à votre disposition pour plus de détails).

7) Il est faux de dire que la plupart des psychanalystes, à propos de la question homosexuelle, se soient alignés sur des "positions conservatrices"; dire par ailleurs que "la psychanalyse française refuse l'accès du métier d'analyste aux candidats homos" est une grossière contre-vérité.
Didier Eribon est un biographe intéressant; néanmoins, nul n'est parfait; son information en matière de psychothérapie est, disons...poétique. Je l'ai rencontré personnellement, et il a eu le courage de l'admettre.

8) Les psychanalystes, déclarez-vous, s'inquiètent de ce que les thérapies cognitivo-comportementales consistent en un "formatage à coup de conditionnement". C'est exact, mais votre conscience professionnelle aurait dû vous faire chercher pourquoi.
Je vous aide, voici quelques exemples: tout le monde n'a pas nécessairement envie d'être soumis à des techniques "aversives" (c'est à dire des punitions), à une "immersion" parmi divers insectes plus ou moins appétissants, ou encore à des techniques de "modeling" dans lesquelles sa conduite lui sera dictée; tout le monde n'a pas envie de remplir des grilles comportementales à tout moment de la journée pour des résultats aléatoires; la méthode comportementaliste de traitements de l'autisme ABA (Ivar Lovaas) est d'autant plus inquiétante qu'une de ses versions a été utilisée pour "rééduquer" des prisonniers de guerre au Viet-Nam (certains en sont morts) (Levy L 1968, Cotter LH 1967 et 1968; Sobsey D 1993); après avoir fait l'objet d'un intense battage médiatique et de présentations statistiques aussi flatteuses que fantaisistes, cette méthode, qui inclut diverses brimades physiques, est remise en cause; on s'est aperçu que les "preuves" alléguées de son efficacité ont été faussées; la cour suprême du Canada a l'an dernier jugé qu'une telle méthode ne devait pas être financée sur fonds publics ( Cour Suprême du Canada 2004);une méthode de thérapie cognitive, la "Stress Inoculation Therapy", a été rebricolée ("reverse engineered") par des psychologues militaires pour torturer récemment des prisonniers de guerre en Irak (en tant qu'"ennemis combattants")( Meyer J 2005); les deux jeunes meurtriers de l'école de Columbine avait suivi très récemment une thérapie cognitive (Gammage J 2004).
Une abondante documentation est à votre disposition si la curiosité vous venait... Je suis sûr que le public du Nouvel Observateur serait intéressé.

9) Sur le fait que des départements de psychologie, en France, enseignent des techniques et concepts freudiens: voyagez donc un peu, vous verrez que la même chose se produit à l'étranger, et même aux USA! Quant à la "lettre de Christophe Demonfaucon", elle a déjà reçu réponse de la part de l'association représentative des enseignants en psychologie: non seulement l'université est un lieu pluraliste, mais en outre les affirmations de ce monsieur sont parfaitement fantaisistes.

Au demeurant, rappelons que si la recherche sur les psychothérapies commandée par l'Inserm a été retirée du site du Ministère de la Santé, c'est pour les meilleures raisons du monde: de graves défauts de méthodologie, qui ont été clairement explicités dans des travaux publiés.

Il existe actuellement un fort consensus pour considérer que certaines techniques de l'Evidence Based Medicine sont inadéquates pour juger de l'efficacité de psychothérapies (alors qu'elles peuvent avoir un intérêt dans d'autres domaines, ce qui explique que certains chercheurs d'autres disciplines n'y ont pas vu malice). Ce sont précisément ces méthodes inadéquates qui ont été appliquées dans ce rapport remis à l'Inserm. Je vous rappelle par ailleurs que des fautes méthodologiques du même type ont été à l'origine, cette année, de graves mises en cause de firmes pharmaceutiques. On ne peut que louer les instances politiques qui ont sû prendre quelque distance avec une équipe de "spécialistes" confondant allègrement propagande et recherche scientifique. Par ailleurs, des recherches sérieuses sur les psychothérapies psychanalytiques sont réalisées de façon continue depuis 1917, et la preuve a été faite à maintes reprises qu'il s'agit de pratiques fiables et prudentes.

En résumé: soyez curieuse! informez-vous!! Nous sommes tout prêts à vous aider!
Restant à votre disposition, attentivement,

Références:
Cotter, L. H. (1967). Operant conditioning in a Vietnamese mental hospital.
American Journal of Psychiatry, 124, 23-28.
Cotter, L. H. (1968). Dr. Cotter replies. American Journal of Psychiatry, 124, 1137.
Cour Suprême du Canada (2004) Auton (Tutrice à l'instance de) contre Colombie-Britannique (Procureur général); Référence neutre : 2004 CSC 78.No du greffe : 29508. 2004 : 9 juin; 2004 : 19 novembre 2004.
Crews F(1989): The Sins of the Fathers: Hawthorne's Psychological Themes, University of Californa Press ((sur internet)),
Freud S (1927): L'avenir d'une illusion ,(sur internet)
Harris B(1979): Whatever happened to Little Albert, American Psychologist, February 1979, Volume 34, Number 2, pp. 151-160. (sur internet)
Kandel ER(1998): A new intellectual framework for psychiatry.
Am J Psychiatry 1998; 155:457469Kandel ER (1999): Biology and the future of psychoanalysis: a new intellectual framework for psychiatry revisited,Am J Psychiatry 156:505-524, April 1999.(sur internet)
Levy, L. (1968). Operant conditioning in Viet Nam. American Journal of Psychiatry, 124, 1136.
Meyer,J (2005): The experiment, The New Yorker, July 11&18, 2005 , (sur internet, pdf)
Sauvagnat F (2001) Divisions subjectives et personnalités multiples, Presses Universitaires de Rennes
Sauvagnat F (2003) On the Lacanian Treatment of Psychotics: Historical Background and Future Prospects« , Psychoanalytic Review (New York), 90 (3), October 2003: 303-328.
Sobsey D (1993), Treatment or Torture, in University of Alberta, JP Das Developmental Disabilities Centre, Aversive Teatments http://www.ualberta.ca/~jpdasddc/abuse/ICAD/digests/averstx.html
Thomas, G. (1988). Journey into madness. London: Corgi Books.
Watson, J. B., & Rayner, R. (1920) Conditioned emotional reactions. Journal of Experimental Psychology, 1920, 3, 114.
Gammage J (2004), Tempering Tempers, Anderson & Anderson, Tue, Dec. 07, 2004:http://www.andersonservices.com/ resourcesnews-9.html


" Le vin rosé de Sauvagnat " (1954) une peinture de Jean AUJAME
1905 -1965
Commentaire d’Ursula Gauthier
C’est de fait cette version de la Lettre ouverte du professeur Sauvagnat qui figure désormais sur les sites psychanalytiques. Seul le titre n’a pas changé : « La leçon du professeur Sauvagnat à Ursula Gauthier ». En substance, la deuxième version est augmentée de nombreuses références en note et dans le corps du texte. Elle est aussi « diminuée » par rapport à la première version à la suite d’une petite élision : elle laisse en effet tomber l’affirmation aussi inexacte que péremptoire concernant l’université d’appartenance de M. Crews. M. Sauvagnat a donc subrepticement pris acte de la « rectification » faite par l’intéressé. Mais loin que cette mise au point le pousse à reconnaître sa propre erreur (et à tempérer quelque peu son ton accusateur) il persiste à vouloir m’administrer sa « leçon ».
Cette attitude a dû déplaire à Frederick Crews. Car il m’a adressé, le 14 septembre (le jour même !) une « lettre plus longue » dans laquelle il fournit d’autres mises au point à la seconde version de M.
Sauvagnat et exprime le souhait que « cette fois M. Sauvagnat n’aura pas le loisir de camoufler ses erreurs ».
Voici donc.

Frederick CREWS* 14 septembre 2005
Madame,

L’immense lettre que vous avez reçue du Professeur Sauvagnat vous accuse de nombreuses inexactitudes dans votre récent article consacré à la polémique autour de la psychanalyse. Dans la mesure où le débat renvoie à l’état de cette discipline aux Etats-Unis, et à moi personnellement, les assertions du Professeur Sauvagnat sont trompeuses à l’extrême.

La façon dont Freud réagissait aux critiques – fussent-elles basées sur des faits objectifs – de sa « science », a toujours été d’éluder les accusations spécifiques en mettant en question la compétence, voire la santé mentale, de ses adversaires. Depuis, ses disciples se conforment à son exemple, et le Professeur Sauvagnat ne fait pas exception à la règle.

Dans deux livres récents, The memory Wars et Unauthorized Freud, j’ai mis sur le tapis les découvertes objectives des « Freud scholars », historiens et philosophes des sciences, qui depuis 1970, démontrent le manque d’intégrité scientifique de Freud, ainsi que les ambiguïtés et les absurdités qui invalident sa théorie. Unauthorized Freud consiste, de fait, en chapitres rédigés par ces chercheurs en personne. Sauvagnat fait vaguement allusion à ces deux ouvrages, affirmant qu’il s’agit de pures et simples « chasses aux sorcières » de ma part, mais il se garde bien d’en mentionner les titres – par peur, sans doute, qu’un de ses lecteurs en France aille vraiment lire ces travaux et s’en fasse une idée par lui-même. Cependant, Sauvagnat cite un autre de mes livres, une œuvre de critique littéraire, afin de donner l’impression que les arguments que j’ai mis en avant dans d’autres œuvres ne sont que des divagations d’un homme de lettres – qui de plus fut un freudien jusqu’à une date aussi tardive que 1989.

Tout ceci est, disons-le, tout sauf innocent.

Mon étude freudienne de Nathaniel Hawthorne a paru en 1966, quelques années avant que je me rende compte que la théorie psychanalytique commet l’erreur fatale de l’auto-validation et qu’elle est dénuée de tout contenu empirique. La réédition de 1989 citée par Sauvagnat contient une « Postface » dans laquelle j’attaque les présupposés freudiens de l’œuvre originale ; j’avais en effet refusé d’autoriser les éditions University of California Press de réimprimer le livre à moins que je puisse me servir de l’occasion pour montrer comment mon ancienne tocade pour les hypothèses psychanalytiques avait nui à ma recherche sur Hawthorne. Si le Professeur Sauvagnat est au courant de ces faits, il a choisi de les passer sous silence.
Sauvagnat veut que les lecteur du Nouvel Observateur croient que la psychanalyse fleurit aux Etats-Unis et qu’elle est bien représentée dans les départements de psychiatrie et de psychologie des universités. Afin d’établir ce point, il est obligé de brouiller la différence entre les pratiques psychothérapeutiques non-contrôlées et la recherche scientifique et médicale sur le psychisme.

De plus, il présente certaines thérapies alternatives comme de simples applications des principes psychanalytiques, ce qu’elles ne sont certainement pas. Il s’efforce de cacher le résultat évident de nombreuses études d’évaluation des thérapies, qui ont de façon répétée échoué à établir une quelconque supériorité du traitement psychanalytique sur ses nombreux rivaux. La seule forme de thérapie qui a prouvé son efficacité supérieure par rapport aux autres est précisément celle que Sauvagnat s’acharne à rabaisser : les traitements cognitivo-comportementaux qui ciblent des troubles spécifiques.

Quant à l’état actuel de la psychanalyse au regard de la recherche en psychologie, il suffira de mentionner un fait : en 1999, une équipe de chercheurs a passé en revue tous les numéros récents des revues nord-américaines les plus importantes dans le domaine de la psychologie, se contentant de compter les citations positives des concepts des différentes écoles de psychologie. La conclusion ? « La recherche psychanalytique a été pratiquement ignorée par la psychologie scientifique au cours des dernières décennies » (Robins et al. 1999, p.117).

Le Professeur Sauvagnat confond « l’épidémie de ‘personnalités multiples’ » avec tout le mouvement des souvenirs retrouvés dont elle ne constitue qu’une part. Il attribue en partie l’épidémie aux « cognitivistes », qui y étaient en réalité unanimement opposés, et il nie que les idées freudiennes aient en aucune façon une responsabilité dans cette épidémie puisque, dans les années 90, Freud était déjà « décédé depuis plusieurs décennies ». La théorie qui sous-tend cette observation, est semble-t-il que les idées d’un penseur sont immédiatement enterrées avec son cadavre. Hélas, le concept freudien de refoulement a été absolument au cœur du bizarre projet qui consiste à persuader des adultes à « se souvenir » que, contrairement à tous leurs souvenirs conscients, ils avaient été abusés sexuellement pendant leur petite enfance. De plus, l’affirmation par Sauvagnat selon laquelle l’épidémie des personnalités multiples aurait été stoppée par des juges et « une anthropologue élève de G. Devereux » (une freudienne, bien sûr) est une pure fiction.

Le moyen utilisé par Sauvagnat pour rejeter l’accusation selon laquelle la psychanalyse est non scientifique est d’affirmer qu’il y a eu « de très nombreuses collaborations entre la psychanalyse et divers domaines scientifiques », parmi lesquels il inclut le « droit » et les « sciences humaines ». Que ces deux dernières disciplines soient comptées comme de véritables sciences empiriques est pour le moins surprenant. Plus surprenante encore, toutefois, est que Sauvagnat croie que l’utilisation potentiellement erronée et dommageable de la psychanalyse dans un autre domaine puisse constituer la preuve d’un fondement scientifique sérieux. L’influence généralisée d’idées freudiennes contestables, en France comme ailleurs, à travers une grande partie du 20e siècle et au-delà, est précisément ce qu’il convient désormais d’examiner de façon rigoureuse, et le Livre noir de la psychanalyse en fournit l’occasion idéale.

*Berkeley, California, Etats-Unis.


Références :

Crews, F. (1995). The Memory Wars: Freud’s Legacy in Dispute. New York Review Books.
Crews, F. (1998). Unauthorized Freud: Doubters Confront a Legend. Viking Press.
Robins, R.W., Gosling, S. D., et Craik, K. H. (1999). “An Empirical Analysis of trends in Psychology” American Psychologist, 54:117-128.

Commentaire d’Ursula Gauthier
Je me contenterai pour l’instant de répondre à l’affirmation selon laquelle les TCC sont utilisées pour torturer.
Sans entrer dans une discussion quant à la véracité de cette affirmation, je relève cependant que toutes les techniques de manipulation psychologique se prêtent à toutes sortes d’ usages, bénéfiques ou maléfiques. La psychanalyse elle-même ne fait pas exception à la règle puisque, comme l’a montré le psychanalyste de renom René Major (pour le dénoncer vigoureusement), l’institution psychanalytique a collaboré jusque dans les salles de torture avec des régimes militaires sud-américains. (voir par exemple les pages de ce site consacré à la psychanalyse, http://pages.globetrotter.net/desgros/textes/major.html). Je n’en conclus certainement pas que la psychanalyse est fasciste dans son essence. Et vous, M. Sauvagnat ?

Avertissement d’Ursula Gauthier
La publication des lettres ouvertes de M. Sauvagnat a suscité une autre réaction que celle de Frederick Crews. Didier Eribon m’a demandé de poster sa réponse, que voici.

Une lettre de Didier ERIBON - 20 septembre 2005
Il ne me viendrait pas à l’idée de reprocher à quiconque de n’avoir pas lu mes livres. Mais il me semble malgré tout que c’est un minimum exigible de toute personne qui entend contester mes prises de position. C’est donc avec étonnement et amusement que je vois mon nom mentionné dans la longue lettre de M. Sauvagnat publiée sur le site internet du Nouvel Observateur. Il fait référence, pour invalider les critiques que j’ai portées contre la psychanalyse, à… une conversation que j’aurais eue avec lui et où je lui aurais dit que je ne connaissais rien aux psychothérapies. Je suis au regret de faire savoir à ses lecteurs que c’est un souvenir totalement imaginaire ! Il qualifie mes connaissances de « poétiques » (je suppose que cela veut dire qu’elles sont vagues et imprécises). Mais dans la même phrase, il me désigne comme un « biographe intéressant ». Cela signifie-t-il qu’il ne connaît de mes travaux que la biographie de Foucault que j’ai publiée il y a 16 ans, et qu’il n’a donc pas ouvert les ouvrages théoriques que j’ai fait paraître depuis (« Réflexions sur la question gay » en 1999, « Une morale du minoritaire » en 2001, « Hérésies » en 2003, « Sur cet instant fragile » en 2004 et , tout récemment, « Echapper à la psychanalyse »), et dans lesquels j’essaie d’élaborer une approche de la subjectivation minoritaire qui échappe aux grilles et aux codes de la psychanalyse ? J’y discute – en les citant- les œuvres de Freud et de Lacan, et montre, notamment dans le cas de ce dernier, quelle violence politique, culturelle et sociale il exerce ou cherche à exercer (par exemple quand il donne sa recette pour « guérir » les homosexuels).
Ma connaissance de la psychanalyse n’a rien de « poétique » hélas… elle est nourrie de l’expérience de cette violence politique qui s’est encore exprimée dans les récents débats sur le pacs ou l’homoparentalité, et aussi de la lecture des textes qui mettent en forme cette violence et la promeuvent en la présentant comme « scientifique ».

Dire cela ne revient pas à affirmer qu’il ne s’est trouvé aucun psychanalyste pour adopter d’autres points de vue. J’ai au contraire toujours souligné l’importance que j’attachais aux voix dissidentes, trop peu nombreuses, qui se sont élevées pour proclamer leur volonté d’ouvrir la psychanalyse aux évolutions sociales et de renouveler la théorie et la pratique analytiques à partir des transformations culturelles en cours. Et si je suis sceptique sur les possibilités d’une telle rénovation, cela ne m’empêche nullement de dialoguer, depuis longtemps déjà, avec ceux et celles qui essaient de la faire advenir.

Mais ceux et celles avec qui je dialogue font l’effort prendre en considération les textes qui contestent la psychanalyse, et notamment les miens (de la même manière que je lis et discute les leurs), au lieu de disqualifier par avance comme « ignorante » toute tentative de résistance au discours analytique. N’est-ce pas la condition élémentaire d’un débat, si l’on veut qu’il soit intéressant ?

Commentaire d’Ursula Gauthier
Le même jour, je reçois une troisième missive-fleuve de M. Sauvagnat. Curieusement, elle est précédée d’une note où M. Sauvagnat prend la peine de préciser que c’est « à la demande de Mme U. Gauthier » qu’il répond à ma réponse. Je ne me souviens pas avoir sollicité une réaction… Peu importe : puisque M. Sauvagnat nous fait la grâce de nous écrire, nous publions son courrier.

Réponse de François Sauvagnat à Mme Ursula Gauthier - 20 septembre 2005
Madame,

Je pense que nous ne nous sommes pas compris. Vous vous passionnez pour l'appartenance universitaire de M Crews. Je crains que cela n'intéresse pas grand monde.
Les psychothérapies, la santé mentale, sont une affaire trop grave pour qu'on se contente d'en traiter par des propos complaisants. Le public a le droit de savoir à quoi s'en tenir. Il a le droit d'être informé correctement.

J'ai souligné neuf inexactitudes principales dans vos propos, qui me semblaient nécessiter un examen approfondi. Les courriers que je reçois par ailleurs de diverses personnes travaillant dans le domaine de la santé mentale montrent que ces points sont au moins aussi importants que je le supposais.
Je reviens sur quelques aspects que vous n'avez visiblement pas saisis.

1) M Crews, professeur de littérature selon vous "renommé", n'a fait, dans ses ouvrages "anti-psychanalytiques" que répéter des propos tenus de seconde main, sans connaissance sérieuse des faits. Mes indications à son endroit étaient un peu lapidaires, mais ses réponses montrent qu'il a parfaitement compris à quoi je faisais allusion.

Je vous l'explique, et pour cela l'évocation de quelques données anthropologiques et religieuses de base est indispensable: M Crews vit dans la légende (voir le titre de son ouvrage "Unauthorized Freud : Doubters Confront a Legend", sic!!), dans la mythologie puritaine nord-américaine (lisez à ce propos par exemple mon chapitre "La psychopathologie saisie par les mythes", in Zafiropoulos et Boccara: Le mythe: pratiques, récits, théories, Editions Economica, 2004, volume 4). Il était essentiellement connu au départ comme l'homme d'un livre, son ouvrage sur Hawthorne, qui décrit finement comment, dans la "Scarlet Letter", une héroïne arrive à limiter les effets du prédestinationnisme diabolisant et totalitaire propre aux communautés de pionniers de la Nouvelle-Angleterre (voir "The Crucible" magistralement mis au théâtre par Arthur Miller; en français, "Les sorcières de Salem"), en se soumettant au rituel du pilori, alors que les hommes auxquels elle est confrontée, eux, y succombent.

Crews, qui utilisait effectivement Freud de façon raisonnable pour essayer de se dégager de ce prédestinationnisme, a fini par y succomber: il est devenu, comme les grands ancêtres de Salem, un "witch-hunter", un chasseur de sorcières, à la grande consternation des esprits éclairés de Californie et d'ailleurs. Il est clair que pour lui, Armageddon n'est pas loin.

Ses propos, depuis les années 90, sont du "Freud-bashing", qui est une catégorie littéraire nord-américaine au même titre que la "fiction", la "nonfiction", le "crime", voire le "true crime"; dans le contexte local, c'est une pratique commerciale comme une autre. Ce que je soulignais, c'est que F. Crews ne s'y est vraiment mis qu'en s'appuyant sur la critique qui était faite à l'époque des "personnalités multiples"; autrement dit, il a enfoncé une porte ouverte.
Comme la chose est clairement montrée dans mon avant-dernier ouvrage Divisions subjectives et personnalités multiples, la seconde épidémie américaine de personnalités multiples, entre les années 1960 et 1994 (la première a eu lieu au XIXe siècle; ces phénomènes ont en fait disparu une première fois de façon contemporaine aux avancées freudiennes, et très probablement grâce à elles) a été déterminée par des pratiques thérapeutiques n'ayant aucune espèce de lien avec la psychanalyse, mais bien avec l'hypnose (pratique très populaire aux USA , liée à diverses pratiques guerrières locales, et responsable des fameux "souvenirs retrouvés" d'abus sexuels diaboliques infantiles) et "confirmée" par des psychologues cognitivistes, à grand renfort de tests ad hoc, sur fond de mouvements féministes, de préoccupation pour la maltraitance infantile... et de théologie puritaine diabolisante. Elle n'a été éradiquée que par des décisions judiciaires, encouragées par des travaux indépendants, dont ceux de ma chère collègue Sherrill Mulhern (qui n'est pas freudienne, mais élève de Devereux et anthropologue!).

Résultat: le trouble "personnalités multiples" a été disqualifié dans le DSM-IV (1994). Je vais répondre plus personnellement à M Crews, ayant quelques lectures minimales de base à lui conseiller (par reste de charité chrétienne probablement, et sans grand espoir à vrai dire), si sa chasse aux sorcières lui en laisse le temps.

2) En ce qui concerne les inquiétudes soulevées par certaines techniques cognitivistes ou comportementalistes, elles sont effectivement tout à fait fondées. Vous disposez désormais de quelques références. Elles vont bien au-delà de l'inconduite isolée d'un psychanalyste brésilien couvert par sa hiérarchie (et dénoncée effectivement par des psychanalystes comme vous le rappelez à juste titre). Elles posent le problème de techniques standardisées impliquant des problèmes éthiques majeurs et promues commercialement de façon agressive. Un mot par exemple des pratiques aversives appliquées dans la méthode ABA de traitement de l'autisme infantile, par Ivar Lovaas. La technique originale, qui a été présentée comme donnant des résultats mirifiques, utilisait des chocs électriques.

Cela a fini par se savoir; le créateur de la technique a dès lors protesté qu'on l'avait mal compris, qu'il se contentait de donner des claques, de hurler ou de procéder à des immobilisations prolongées sur le sol. Manque de chance: il avait déjà publié son protocole. Entretemps, sa technique a connu une popularité extraordinaire, et a donné lieu à une industrie florissante en Amérique du Nord. Jusqu'à l'an dernier: une autiste de haut niveau a accroché le grelot, et miraculeusement on s'est aperçu que les "résultats" de M Lovaas étaient faussés. D'où la décision de la cour suprême du Canada, interdisant que de telles pratiques soient financées sur fonds publics. Je vous signale que les travaux de M Lovaas sont cités de façon très admirative par le rapport remis à l'INSERM en 2004 par M Cottraux et ceux de ses co-rapporteurs qui n'ont pas rejeté le contenu final, écoeurés par le tour que prenait cette "évaluation". A titre indicatif par ailleurs: les résultats de la méthode Lovaas, en données corrigées, s'avèrent inférieurs aux résultats classiques de Manzano et collègues, obtenus par des techniques psychanalytiques.

3) Avez-vous par ailleurs bien compris quel est le problème? Que certains praticiens veuillent simplifier des techniques psychanalytiques (elles-mêmes fort variées: sachez qu'il existe trois techniques post-freudiennes de base, et au moins sept techniques lacaniennes différentes; si vous lisez l'espagnol, consultez mon Tratado de psicopatologia psicoanalitica, Editorial Sintesis, Madrid 2004), cela s'est toujours fait et ne me gêne aucunement (surtout s'ils s'abstiennent d'insulter les collègues).
Que quelques praticiens souhaitent appliquer des "pratiques spéciales" de type "téléréalité" (je pense par exemple à l'émission de la BBC "SAS-Are You Tough Enough?") ou "orange mécanique" à des adultes consentants, je n'y vois pas d'autre objection que de demander ce que cela a exactement de thérapeutique (chiffres en main par ailleurs pour les résultats); mais quand vos protégés exigent de faire appliquer des procédés de ce type à des personnes qui n'ont rien demandé de cet ordre et pourraient être aidées efficacement par des méthodes plus respectueuses, voire même exigent de les appliquer à des enfants (!!!) (alors même que d'excellentes recherches montrent la bonne efficacité des psychothérapies analytiques basées sur le jeu pour ce type de public) et que vous vous pâmez d'admiration...Vous devriez saisir que votre responsabilité est engagée. Certains hommes politiques l'ont compris, eux. Ils n'ont pas envie de se lier les mains sur la base de "recherches" utilisant une méthodologie lourdement biaisée pour justifier des pratiques contestables, et on peut les comprendre!

4) Quant à l'argument selon lequel certains parents d'autistes réclameraient ces types de traitements, je dis que ces personnes se sont laissées abuser. Ce type de situation se produit régulièrement: cela a également été le cas avec la méthode Doman. Je vous informe au demeurant, pour que les choses soient claires, de l'existence d'une personne autiste dans ma famille; ainsi que d'un parent ayant présenté de graves troubles psychotiques sur plusieurs années. Sachez que ce type de situation est en fait très fréquent: une notable proportion de psychothérapeutes et de psychanalystes ont, ou ont eu, dans leur entourage proche, des personnes en grande difficulté. Vous comprendrez peut-être que je tolère mal qu'on exploite, à des fins troubles, les difficultés de certaines familles, et qu'il est particulièrement consternant de voir certains individus brandir l' "antagonisme entre praticiens et familles". J'ai par ailleurs eu une importante pratique en institutions psychiatriques depuis 1976, et je supporte fort mal de voir insulter des collègues, à une époque où lesdits services sont de plus en plus dégarnis.

5) Une dernière chose sur laquelle il est indispensable de revenir: la psychanalyse a toujours eu des contacts étroits avec de nombreuses disciplines scientifiques. Je voudrais en particulier insister sur un point: les contacts entre psychanalyse et neurosciences. Il est particulièrement pénible de lire sous la plume de journalistes ce poncif éculé, selon lequel l'une serait exclusive des autres, ou pire encore que "les découvertes des neurosciences réfutent la psychanalyse" (!!). Rien n'est plus éloigné de la vérité! Il serait vraiment souhaitable que les journalistes fassent un petit effort pour comprendre ce dont il s'agit. Depuis une vingtaine d'années les modèles les plus importants qui tentent d'intégrer les données disponibles sont des modèles dits "neuro-psycho-immuno-endocrinologiques". Je sais bien que cela a l'air compliqué, mais nous pouvons tout à fait, sur simple demande, vous fournir des polycopiés (correspondant à un niveau de 2e année d'université) pour vous aider à acquérir à ce propos des données de base.
Dans le dernier numéro du Nouvel Observateur, on trouve encore un article essayant, en s'appuyant sur quelques données biologiques sans nouveauté, de prouver que "Freud avait tort" à propos de l'adolescence. On ne peut que plaindre l'excellent collègue qui a dû, après des dizaines d'autres, payer de sa personne pour essayer d'expliquer à votre confrère que l'approche psychanalytique n'est aucunement exclusive de celle des neurosciences. J'ai bien compris que vous ne souhaitez pas lire les travaux de Kandel (ce serait pourtant un minimum... faites un effort, c'est quelqu'un de "renommé": un prix Nobel!). Nous venons, avec des collègues neurobiologistes et philosophes, de publier un ouvrage dans une "prestigieuse" collection anglo-saxonne (John Benjamin), intitulé "Body Image and Body Schema" (sous la direction de H De Preester & V Knockaert), qui pourrait vous donner une idée d'où en sont les choses. A défaut, tenez, ne retenez que cela: les références biologiques fourmillent en psychanalyse, ne serait-ce que parce qu'une forte proportion des analystes sont médecins ou psychologues.

Allons, essayons autre chose: devinez combien on trouve de références à des données biologiques dans le séminaire de J Lacan sur l'angoisse?

Encore une fois: qu'un organe de presse, soucieux d'alimenter son tirage, s'essaie à des thématiques scandaleuses, cela le regarde. Néanmoins, vous devriez essayer de comprendre qu'il existe quelque part une différence entre information et publicité, entre information et propagande. Qu'il y a un en-deçà du monde virtuel où vous semblez évoluer. Et que des praticiens, chercheurs et enseignants n'aiment pas qu'on les traîne dans la boue pour faire du chiffre.
Les psychothérapies sont choses sérieuses, exigeant de la patience, de la vigilance, de la souplesse, de l'esprit critique. Leur évaluation est une affaire délicate, il existe de nombreux travaux depuis 1917, dont la plupart ont été réalisés par des chercheurs consciencieux, soucieux d'en saisir les limites; ces recherches doivent impérativement tenir compte du respect de la vie privée, et posent de difficiles questions de méthodologie au regard de la complexité inéliminable de l'être humain. Mais tout cela vous intéresse-t-il vraiment?

A votre disposition pour en parler, attentivement,

Réponse d’Ursula Gauthier
Monsieur,

A votre façon, bizarre et peu amène, vous avez toutefois le mérite d’aborder des questions qui peuvent être débattues avec profit pour nos lecteurs. J’ai transmis votre troisième missive à différentes personnes qui – si elles ne sont pas rebutées par le ton péremptoire et suffisant de votre prose – ont le loisir de vous répondre dans ces pages. Permettez-moi de réagir sur quelques points :

1) Je trouve très mal venu de votre part de me reprocher de me « passionner pour l’appartenance universitaire de M. Crews ». J’y ai consacré deux lignes dans mon article, dans lesquelles vous avez cru repérer ces fatales « erreurs » dont vous vous faites le comptable vétilleux. C’est vous qui attaquez votre première lettre ouverte avec une « rectification » concernant cette appartenance. Que l’intéressé infirme vos affirmations fantaisistes, c’était son droit. Que vous ne vous glorifiez pas de vos erreurs, c’est tout naturel. Ayez la décence de ne pas projeter sur votre interlocuteur vos propres obsessions.

2) Je retiens des courriers de Frederick Crews et de Didier Eribon que vous n’êtes pas à une distorsion de la réalité près, pourvu qu’elle serve à étayer votre propos. Je ne suis pas une spécialiste des questions qui suscitent votre inépuisable verve. Mais en tant que journaliste, je sais distinguer ce que nous appelons une « source fiable » d’une « source douteuse ». Vos procédés ne vous classent certainement pas dans la première catégorie. Par conséquent, les informations que vous nous prodiguez mériteraient d’être soigneusement recoupées. En tout état de cause, je laisse les spécialistes en débattre avec vous.

3) Vous avez droit à toute notre solidarité et notre compréhension pour la difficulté indéniable qu’il y a à compter dans votre famille des personnes souffrant de troubles psychiatriques graves. Mais cela ne vous autorise aucunement à considérer d’autres parents de malades comme des gogos tout juste bons à être manipulés par des cercles animés d’intentions « troubles ». La voix de ces personnes, qui sont comme vous en première ligne face à la maladie, est aussi légitime que celle du spécialiste partial que vous êtes. C’est votre morgue ici qui est choquante.

4) Quant à Eric Kandel, dont vous vous drapez inconsidérément, permettez-moi de vous renvoyer à son texte « Biology and the Future of Psychoanalysis : A New intellectual Framework for Psychiatry Revisited » d’avril 1999 (on le trouve en ligne ici : http://ajp.psychiatryonline.org/cgi/content/full/156/4/505). Il y démontre, dans les termes les plus clairs, que la psychanalyse est aujourd’hui sommée de changer ou de disparaître. Je traduis pour vous : « Si elle veut fournir une contribution importante à notre future compréhension de l’esprit humain, la psychanalyse doit réexaminer et restructurer le contexte intellectuel dans lequel ses travaux sont menés, et développer une approche plus critique dans la formation des psychanalystes de demain. Autrement dit, ce dont la psychanalyse a besoin, si elle veut exister comme une force intellectuelle du XXIe siècle, est une sorte de ‘Flexner Report’ appliqué aux institutions psychanalytiques ».
Je vous rappelle que c’est sur la base du Flexner Report (1910) que de nombreuses écoles privées de médecine ont été fermées aux Etats-Unis à l’orée du XXe siècle, et que la formation médicale a été entièrement revue sur des bases scientifiques rigoureuses. Dans la dernière phrase de cet article, Kandel appelle de ses vœux la naissance d’une « discipline unifiée de neuro-biologie, psychologie cognitive et psychanalyse ». Outre que cette discipline n’existe pas encore, on ne voit guère comment elle peut émerger d’invectives comme celles dont vous abreuvez les tenants d’autres approches que la vôtre.

5) Au risque de me montrer aussi prolixe que vous, je voudrais aborder un dernier point. A vous lire, on devine sans peine l’incommensurable mépris que vous inspire toute tentative de parler de la psychanalyse dès lors qu’elle émane de non psychanalystes. Si l’on suit votre logique, seuls les spécialistes, chacun dans son domaine, seraient pleinement justifiés à discourir de leur spécialité. On verrait alors se développer une multitude de chapelles cultivant un discours ésotérique entre gens du même monde.
Toute relation horizontale, de chapelle à chapelle, deviendrait problématique. Quant à l’axe vertical, toute communication se réduirait à des sortes de conférences ex-cathedra assénées à un public supposé intellectuellement limité…Outre que cette conception ne me paraît pas correspondre à cet « ultime respect du sujet humain » dont la psychanalyse se prétend l’ardente dépositaire, elle ne peut en aucun cas constituer un modèle pour l’information dans une société démocratique. Je vous laisse donc à vos certitudes… et dédie une pensée à vos étudiants.

Réaction du Dr Jean COTTRAUX - 21 septembre 2005
Sur certains points de la lettre de M. Sauvagnat

- Le Pr Sauvagnat fait un amalgame entre la téléréalité et les TCC, ce qui représente un dérapage. Plutôt que de recommander la lecture de ses propres ouvrages il devrait lire les ouvrages récents de TCC où sont rapportées des histoires de cas et ou les méthodes sont présentées de manière claire (Jean Cottraux, « Les thérapies comportementales et cognitives », quatrième édition, Masson, 2004). Je l'invite également à passer un ou deux jours dans mon unité à Lyon pour se faire une opinion informée.

- Les travaux de Kandel ou ceux de LeDoux, qui sont connus et cités de longue date dans les écrits des auteurs de TCC ne soutiennent en rien la psychanalyse. En fait ils étudient les effets de l'apprentissage

– et donc de ce conditionnement tant honni par les psychanalystes lacaniens – sur les processus neurochimiques ou électriques des systèmes de neurones. Il explorent une forme d'inconscient, l'inconscient biologique (cf « Le Livre noir » p. 805).Des travaux français (Cottraux et coll., 1996 et 1998) financés par l'INSERM ont participé à cette exploration en ce qui concerne les troubles obsessionnels compulsifs.

J'ai assisté à de nombreuses conférences de Kandel aux USA à l'American Psychiatric Association et je me souviens qu'il y avait fait l'éloge d'un travail ou Baxter (paru en 1992) montrait que la TCC diminuait de manière quasi similaire aux antidépresseurs l'hyperfonctionnement des régions préfrontales et des ganglions de la base chez les patients ayant un trouble obsessionnel-compulsif. Il souligna que c'était la première fois qu'une psychothérapie validait ses effets par une mesure de neuroimagerie.
Depuis d'autres travaux sur les TCC qui sont rapportés dans Le Livre Noir (page 807: avec toutes les références) ont démontré des effets similaires sur les régions cérébrales impliquées dans les phobies sociales, les phobies spécifiques et la dépression.
J'ajouterai que Kandel, qui est un ancien psychanalyste devenu « neuroscientiste » appellait en 1998 les psychiatres (et les psychanalystes) à revitaliser leur pratique par les neurosciences et à s'intéresser aux composantes biologiques du comportement. Les TCC ont réalisé des travaux de recherche publiés dans des revues internationales qui répondent à ce vœu (cf références et le Livre Noir). Je ne connais pas de travaux psychanalytiques de recherche qui l'aient fait. En 1999, Eric Kandel écrit ceci : « Ainsi, à l'inverse de formes variées de thérapies cognitives et d'autres psychothérapies, pour lesquelles des preuves objectives et irréfutables existent maintenant – à la fois en tant que thérapies isolées ou en tant qu'additions au traitement pharmacologique – il n'y pas de preuve irréfutable, à part des impressions subjectives, que la psychanalyse est meilleure que la thérapie non analytique ou le placebo ».
Kandel donne pour référence le rapport de l'Association psychanalytique internationale pour étayer ce point de vue (Fonagy, 1999). Ce rapport est également cité dans le Livre noir, page 34. Je pense donc qu'il est indécent de voir certains psychanalystes détourner des travaux sérieux pour un plaidoyer pro domo .

Références
- Baxter, L., Schwartz, J., Bergman, K., Szuba, M., Guze, B., Mazziota, J., Alazraki, A., Selin, C., Huan-Kwang, F., Munford, P., & Phelps, M. “Caudate glucose metabolic rate changes with both drug and behavior therapy for obsessive-compulsive disorder”. Archives of General Psychiatry, 1992, 49, 681-689.
- Cottraux J., Gérard D., Cinotti L. , Froment J.C., Deiber M. P., Le Bars D. , Galy G., Millet P., Labbé C., Lavenne F., Bouvard M., & Mauguière F. “A controlled PET-scan study of neutral and obsessive auditory stimulations in obsessive-compulsive disorder”. Psychiatry Research, 1996, 60, 101-112
- Goldapple K, Segal Z, Garson C. et coll. “Modulation of corticallimbic pathways in major depression. Treatment-specific effects of cognitive behavior therapy”. Archives of General Psychiatry, 2004, 61, 34-40.
- Cottraux J.
et Gérard D. “Neuroimaging and Neuroanatomical Issues in Obsessive Compulsive Disorder. Towards an integrative model : perceived impulsivity”. Richard Swinson, Martin Anthony, Stanley Rachman et Margaret Richter (sous la direction de) “Obsessive compulsive disorder : theory research and treatment”, The Guilford Press, New York, 1998.
- Furmark T, Tillfors M, Marteinsdottir I et coll., “Common changes in cerebral blood flow in patients with social phobia treated with Citalopram or cognitive-behavioral therapy”, Archives of General Psychiatry, 2002, 59, 5, 425-433.
- Kandel E. “A new framework for psychiatry”. American Journal of Psychiatry, 1998,155, 457-459
- Kandel E. “Biology and the future of psychoanalysis: a new intellectual framework for psychaitry revisited”. American Journal of Psychiatry, 1999, 156, 4, 505-524.
- LeDoux J “The emotional brain”, Simon and Schuster, New York, 1996.
- LeDoux J. « Neurobiologie de la personnalité », Odile Jacob, 2002
- Paquette V., Lévesque J., Mensour B., Leroux J.M., Beaudoin G., Bourgoin P. & Bearegard M.
“Change the mind and you change the brain : effects of cognitive-behavioral therapy on the neural correlates of spider phobia”.

Réaction de Mikkel BORCH-JACOBSEN - 22 septembre 2005

Sur les deux premiers paragraphes de la troisième lettre de M. Sauvagnat

Frederick Crews ayant déjà eu la gentillesse et la patience de corriger à deux reprises les propos inexacts du Professeur Sauvagnat à son sujet, je prends son relais pour répondre à la troisième lettre de Sauvagnat. Celle-ci est, j’en ai peur, tout aussi mal informée que les premières.

Le Professeur Sauvagnat, après avoir affirmé que Frederick Crews enseignait à Stanford et non à Berkeley, le décrit maintenant comme un puritain dans la tradition des « chasseur de sorcières » de Salem. On se demande où le Professeur Sauvagnat est allé chercher cela. Fred Crews, que je connais pour avoir bénéficié de son hospitalité à… Berkeley, où il habite, est un grand intellectuel « libéral » au sens américain, qui adopte régulièrement des prises de positions de gauche et écrit dans des revues éclairées comme la « New York Review of Books ».

Loin d’être un « witch hunter », c’est lui qui, l’un des tout premiers, a dénoncé dans une série d’articles fracassants la véritable chasse aux sorcières qui se dissimulait derrière les accusations d’abus sexuels lancées par des adultes à l’égard de leurs parents sur la base de souvenirs « retrouvés » en psychothérapie. S’il y a bien quelqu’un qui, à ce titre, a contribué à enrayer le sinistre mouvement des « souvenirs retrouvés » et l’épidémie de « personnalités multiples » qui lui est associée, c’est Fred Crews et non Sherrill Mulhern, anthropologue fort sympathique qui vit à Paris, mais qui n’a joué aucun rôle significatif dans les intenses batailles médiatiques qui se sont déroulées autour de ces sujets aux Etats-Unis. Les personnes qui ont le plus contribué à démystifier le mouvement des « souvenirs retrouvés » et des « personnalités multiples » ne sont pas les psychanalystes orthodoxes, qui se sont réfugiés dans cette affaire dans un silence prudent (on ne sait jamais…), mais des spécialistes de l’hypnose expérimentale comme Martin Orne, Nicholas Spanos et Richard Ofsche, ou encore des spécialistes de la mémoire comme mon ex-collègue de l’Université de Washington, la psychologue Elisabeth Loftus.

Le Professeur Sauvagnat souligne à juste titre le rôle joué par l’hypnose dans le phénomène de la « personnalité multiple » (et, ajoutons-le, des « souvenirs retrouvés »), mais il oublie de mentionner le rôle non moins important joué par la théorie du refoulement des souvenirs de traumatismes sexuels, laquelle vient en droite ligne de la psychanalyse. En réalité, comme l’ont souligné Crews et tous les chercheurs qui se sont penchés sur la question, le mouvement des « souvenirs retrouvés » n’est jamais qu’un retour au premier Freud, celui de la « théorie de la séduction » des années 1896-1897. De même, comme j’ai pu le montrer sur la base de recherches menées avec Peter Swales, le cas « Sybil », dans lequel on s’accorde à voir le début de la seconde épidémie de personnalité multiple aux Etats-Unis, a été tout autant le produit des théories freudiennes de son analyste, Cornelia Wilbur, que des psychotropes que celle-ci lui administrait à haute dose. Nier la responsabilité de la psychanalyse dans les phénomènes des « souvenirs retrouvés » et des « personnalité multiples », c’est refuser de voir l’évidence. Quant à suggérer que la psychanalyse a contribué à les enrayer, c’est proprement faire injure à toutes les victimes d’accusations de viol et de pédophilie fondées sur la théorie du « refoulement » des souvenirs traumatiques. Non seulement l’attitude pour le moins légère du Professeur Sauvagnat sur toutes ces questions n’aurait rien fait pour éviter de telles erreurs judiciaires, mais elle les aurait autorisées, contrairement aux prises de positions courageuses du « puritain » Frederick Crews.

Références :
ACOCELLA Joan (1999), Creating Hysteria. Women and Multiple Personality Disorder, San Francisco, Jossey-Bass Publishers.
BORCH-JACOBSEN Mikkel (2002), “Une boîte noire nommée Sybil”, Folies à plusieurs. De l’hystérie à la dépression, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond.
CREWS Frederick (sous la direction de) (1995), The Memory Wars. Freud’s Legacy in Dispute, New York, A New York Review Book.
CREWS Frederick (1997), “The legacy of Salem. Demonology for an age of science”, Skeptic, vol. 5, no. 1, pp. 36-44.
MERSKEY Harold (1992), “The manufacture of personalities. The production of multiple personality disorder”, British Journal of Psychiatry, vol. 160, pp. 327-340.
OFSHE Richard et WATTERS Ethan (1994), Making Monsters: False Memories, Psychotherapy, and Sexual Hysteria, New York, Scribner.
SPANOS Nicholas P. (1996), Multiple Identities and False Memories. A Sociocognitive Perspective, Washington, D.C., American Psychological Association.
WRIGHT Lawrence (1993), “Remembering Satan”, The New Yorker, 17 et 24 mai.

 

Mikkel BORCH-JACOBSEN
Réaction de Joëlle PROUST* - 23 septembre 2005

* Institut Jean-Nicod (CNRS/EHESS/ENS), Paris

Sur les points de la lettre de M. Sauvagnat concernant les neurosciences

François Sauvagnat “insiste” sur le fait que la psychanalyse n’est pas réfutée par les neurosciences. Son collègue Gérard Pommier va plus loin en intitulant son ouvrage récent Comment les neurosciences démontrent la psychanalyse. Mais comment les psychanalystes entendent-ils montrer « que l'approche psychanalytique n'est aucunement exclusive de celle des neurosciences » ? Est-ce en acceptant de soumettre les hypothèses freudiennes à la validation de la méthode expérimentale ? Ou bien est-ce en tentant de sélectionner, parmi les résultats scientifiques, ceux qui sont compatibles avec le credo freudien ?

François Sauvagnat nous permet de répondre à cette question. Il avance la publication récente d’un ouvrage interdisciplinaire « dans une "prestigieuse" collection anglo-saxonne (John Benjamin) », intitulé « Body Image and Body Schema » pour nous « donner une idée d'où en sont les choses ». En citant l’ouvrage collectif interdisciplinaire consacré à la distinction entre image du corps et schéma corporel, François Sauvagnat se situe dans le second cas de figure. Les psychanalystes qu’il cite cherchent à donner un sens freudien à une distinction classique en neurosciences. Cette distinction importante ne doit rien à Freud. Introduite en 1911 par le neurologue anglais Henry Head, elle permet de rendre compte neurophysiologiquement de dissociations observées chez des patients désafférentés. Elle est à ce titre au centre des recherches du neurophysiologiste Jacques Paillard depuis 1980 et inspire encore aujourd’hui de nombreuses analyses cliniques et philosophiques. L’ouvrage collectif dont parle François Sauvagnat en fait partie. Mais un ouvrage collectif, à la différence d’une revue scientifique, n’exige aucune évaluation indépendante. La distinction commentée est un résultat scientifique, mais l’usage qui en est fait dans un volume qui la commente – ferait-il partie d’une collection « prestigieuse » – ne l’est pas nécessairement.

Si l’on souhaite s’informer sur la manière dont les tenants contemporains de la psychanalyse conçoivent leurs rapports avec les neurosciences, on en trouvera un échantillon représentatif dans l’ouvrage de Gérard Pommier déjà cité ; on verra comment l’expérimentation animale est tour à tour rejetée comme inadaptée à la compréhension de l’humain et citée à l’appui de généralisations décoiffantes (exemple : les antagonistes de la dopamine – comme l’halopéridol, médicament employé dans le traitement des psychoses – bloquent l’autostimulation de l’hippocampe chez le rat : cela prouve selon l’auteur que les pychoses « procèdent d’un défaut d’interdit de la jouissance »). On verra comment les généralisations sommaires, les affirmations non testées, prennent fallacieusement appui sur les faits expérimentaux pour confirmer des dogmes ; comment enfin les affirmations erronées (par exemple : « la mémoire suppose une conscience langagière préalable », p.117 ; ou encore « l’orage neurovégétatif provoqué par le transport amoureux embrase l’ensemble des structures nerveuses » (p. 382) sont posées avec aplomb comme des faits indiscutables.

Il ne suffit donc pas de faire référence à la biologie pour faire le lien avec les neurosciences ; un tel lien suppose d’accepter de soumettre ses propres hypothèses à la possibilité de la réfutation, ce que précisément la psychanalyse semble avoir refusé depuis les origines. Comme le dit encore Pommier lui-même : « Il est exorbitant d’exiger de la psychanalyse des procédures de validation qui ne correspondent pas à sa méthode. Elle ne saurait se plier à des critères d’objectivité qui sont en réalité ceux de l’objectivation du sujet » (p. 393).
 
Les peintures de Jean Aujame peuvent être admirées sur le net à l'adresse : http://fineart.over-blog.com/
 
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