Quelques principes d'ethnopsychiatrie

Tobie Nathan

Parcours N° 19/20

1998/1999

 

Serge Vallon - Je suis psychanalyste comme Tobie Nathan et je fais donc le même travail que lui, puisqu'il est psychanalyste, mais peut-être aussi que je ne fais pas du tout le même travail, puisqu'il pense qu'il fait un travail différent ou plus précisément qu'il faut faire un travail différent avec les gens qui sont eux-mêmes différents.
 
Tobie Nathan est né en Égypte, mais il est parisien. Il est professeur de psychologie clinique et pathologique à Paris VIII. Il a développé dans le domaine de l'ethnopsychiatrie une recherche qui vise à comprendre ce que font les gens des autres cultures et ce qu'ils sont, en particulier quand ils sont malades ou souffrants et qu'ils appellent à l'aide pour sortir de cette souffrance. Sa réflexion est d'ordre théorique et général sur l'ethnopsychiatrie, l'ethnopsychanalyse, l'ethnologie, la psychologie comparées à d'autres espaces culturels que le nôtre, mais c'est aussi une réflexion sur ce qu'est la maladie mentale et la souffrance psychique dans ces autres cultures.
 
Cela pourrait ne pas nous concerner. Cela pourrait être une affaire uniquement exotique. Il ne s'agirait que de faire des voyages à l'étranger, en Afrique ou en Orient. Mais cela nous concerne pourtant parce qu'en fait cette recherche vise des populations étrangères qui vivent en France, des immigrés récents qui viennent d'Afrique, d'Asie ou du Maghreb. La question est de savoir si on peut aider et soigner des gens d''origine étrangère sans ménager un cadre particulier qui s'adapte à leur culture. C'est une question immédiate : les pratiques thérapeutiques que nous utilisons couramment, médicamenteuses, psychothérapiques ou psychanalytiques, doivent-elles être aménagées en fonction de la culture du patient ? C'est là un problème qui rétroagit sur nos pratiques à nous : pourquoi sont-elles elles-mêmes efficaces ?
 
Les prises de position et les pratiques de Tobie Nathan ont parfois été l'objet de polémiques sans qu'on sache très bien si ces polémiques visaient ce qu'il fait et ce qu'il dit ou ce qu'on a dit de ce qu'il fait et de ce qu'il dit ! Il faut faire attention à la dimension idéologique de ces débats. Il me semble que, quelles que soient ces polémiques, la question reste (et c'est une question tout à fait essentielle) de savoir si l'on doit adapter le cadre thérapeutique à la culture du patient et à sa singularité.
 
Tobie Nathan est un homme extrêmement créatif. Il a écrit beaucoup de livres, de La folie des autres au Sperme du diable, à L'influence qui guérit, à Médecins et sorciers, La parole de la forêt initiale, Quel avenir pour la psychothérapie ? et tout récemment Soigner, avec en sous-titre Le virus et le fétiche (cela concerne le traitement de gens d'origine africaine qui sont affectés par le sida). Et encore Psychothérapies, sur les questions d'évaluation et de comparaison des diverses psychothérapies. Mais sachez aussi qu'il a écrit un livre sur la sexualité des arthropodes et au moins deux romans policiers. Comme on disait au XIXe siècle : c'est un polygraphe.

Tobie Nathan - Cette présentation de Serge Vallon est excellente mais je ne suis d'accord avec rien de ce qu'il a dit ! (rires dans la salle) Je vais donc commencer par ça. Je pense qu'il y a eu beaucoup de polémique sur la prise en charge des patients migrants parce que c'est un problème complexe. En fait je parle d'un tout petit bout de la lorgnette : la banlieue nord de Paris. L'Université où j'enseigne se trouve à Saint Denis. 35 % de la population de l'extérieur est d'origine étrangère. Et encore officiellement, c'est-à-dire ayant une carte d'identité étrangère : on peut y rajouter tous ceux qui sont des enfants de ces gens-là et qui ont une carte d'identité française. Et aussi les Antillais. Cela fait au moins 45 % des habitants. Et cela augmente encore quand il s'agit des lieux de soins. Étant donné que les migrants sont aussi le plus souvent les plus démunis, ils ont recours en priorité aux lieux de soins, aux dispensaires, aux hôpitaux, aux CMPP, aux PMI, et tous ces lieux sociaux sont alors fréquentés à 90 % par des populations migrantes. Dans ce secteur, on peut donc dire que le problème de la migration n'est pas un problème secondaire. C'est un problème essentiel, crucial, fondamental, à tous points de vue.

Une expérience et non une préconisation


Cela, ce sont les faits à partir desquels j'ai travaillé, je continue à travailler, je réfléchis et autour dequels il y a eu toute une série de  mouvements. Car ce sont des lieux très chauds aussi, et il y a encore des lieux de débats publics et de débats politiques. Moi, je ne suis pas un homme public. Je ne fais pas du tout de politique. Je suis un  clinicien et un enseignant. Je suis un clinicien parce que je suis un enseignant. Je travaille avec des familles des heures durant. Je peux me payer le luxe de rester quatre heures avec une famille africaine ou maghrébine à discuter de leurs problèmes, de ce qu'il y a à l'intérieur d'eux. Et pendant que je travaille, en même temps, j'enseigne mes étudiants. Ce sont des situations très particulières. C'est à partir de cela que je parle et uniquement à partir de cela. Je ne parle pas de l'intégration des populations migrantes en France. Je ne me sens pas autorisé à dire quoi que ce soit là-dessus. Je n'ai aucune compétence particulière pour énoncer des grandes théories sur l'intégration, ce que font les hommes politiques. Les hommes politiques parlent beaucoup  d'intégration, moi je parle plutôt de désintégration. C'est ça qui me concerne et c'est à partir d'un focus extrêmement étroit que je parle.

Rentrons dans le fond de l'affaire. Est-ce que je préconise des prises en charge spécifiques pour les migrants ? Non : je fais des prises en charge spécifiques pour les migrants. Je n'en préconise pas. Je ne dis pas "il faut". Je raconte une expérience. Je dis : quand on fait de cette manière, on s'enrichit, c'est tout. Si après, lorsqu'on lit les travaux que je produis, on dit "mais pourquoi est-ce que moi je ne fais pas ça ?", ça ce n'est pas mon problème, c'est le problème du lecteur. C'est lui qui doit donner la raison pour laquelle il ne "fait" pas. Ce n'est pas mon affaire. Je ne dis pas "il faut", je dis "je fais". Je raconte ce que je fais.

D'autre part, la discipline que je continue à promouvoir, je continue à l'appeler "ethnopsychiatrie" contre vents et marées. Ce n'est pas parce que je suis têtu et je vais vous expliquer pourquoi. Mon vieux maître Georges Devereux m'avait dit : "Il ne faut pas abandonner le mot". Au début je n'ai pas compris pourquoi, mais j'ai fait ce que m'a dit mon vieux maître. Le mot est facile à comprendre. Il a été créé en 1936 par un psychiatre haïtien, qui l'a bâti sur le même modèle que "ethnomédecine", "ethnoscience", "ethnomathématique", "ethnoastrologie", "ethnozoologie". Ce mot implique l'idée qu'il existe dans chaque population un savoir qui lui appartient. Ce savoir croise des savoirs scientifiques, ils ne sont pas superposables, bien entendu. Ces savoirs croisent des savoirs scientifiques que nous, nous avons développés dans un  autre sens. Par exemple il est facile d'imaginer que dans la jungle de Birmanie on a une connaissance particulière des félins et plus particulièrement des tigres, puisque c'est une population qui vit constamment en présence des tigres. Elle a donc une ethnozoologie : une connaissance du tigre qui n'est pas la même que la nôtre.


Donner la parole à tous les points de vue

Un jour, j'étais à la Réunion où je faisais une conférence. Il y avait là un biologiste qui revenait de Madagascar où il étudiait les lémuriens. Et il aimait beaucoup les lémuriens. On peut séparer les hommes de science en deux catégories : ceux qui aiment ce qu'il étudient et ceux qui détestent ce qu'ils étudient. Il y a des historiens du nazisme qui détestent le nazisme. Lui il étudiait la zoologie des lémuriens parce qu'il aimait les lémuriens et il défendait les lémuriens. Il disait : "C'est une catastrophe : les lémuriens vont disparaître de la surface de la Terre". Je ne sais pas si vous avez une opinion sur la question. Moi, a priori, cela ne me fait pas plaisir. En fait je n'ai aucun argument pour cela. Tout ce que je peux dire c'est que je ne suis jamais content que quelque chose disparaisse. Je faisais donc une conférence sur l'ethnopsychiatrie et il lève la main et dit : "Ce que vous avez dit c'est bien intéressant, mais vous comprenez qu'avec des arguments comme les vôtres, on va faire disparaître les lémuriens de la surface de la planète" (rires). Alors j'ai dit : "Excusez-moi monsieur, mais j'aime les lémuriens comme vous". Et il a répondu : "Vous défendez les pensées des peuples. À Madagascar, maintenant les Malgaches se déplacent dans leur pays. Lorsqu'ils habitaient dans telle ou telle région, ils avaient des interdits alimentaires ou des interdits de chasse concernant certains animaux. Comme ils se déplacent, ils n'ont plus ces interdits. Et comme en plus ils ont des fusils et qu'ils ne chassent plus à la sagaie, ils tuent les lémuriens". Je lui ai dit : "Vous avez un bon argument, vous êtes un bon défenseur des lémuriens. Mais si vous allez dire aux Malgaches qu'il ne faut pas tuer les lémuriens, c'est une catastrophe, parce que ce que vous allez dire ne va pas être entendu. Comment allez-vous vous faire entendre ? Mais je peux vous donner un truc : si par exemple vous défendiez la façon dont les Malgaches décrivent les lémuriens ?"

conférence donnée par Tobie Nathan le 9 mars 1999 à Toulouse

Soirée organisée conjointement par la Librairie Ombres Blanches, le Théâtre de la Cité de Toulouse et le GREP-Midi Pyrénées

 

 

 

 

La langue et le langage
 
Je vais tout de suite vous donner la conclusion, la conclusion à laquelle nous sommes arrivés dans nos travaux. Cela fait une vingtaine d'années que nous avons commencé ces consultations d'ethnopsychiatrie dans la banlieue parisienne. Et voici la conclusion à laquelle nous sommes parvenus. Cette conclusion c'est que tous les hommes sont pareils ! Mais nous avons une nouvelle preuve de cela : tous les hommes sont pareils parce qu'ils sont différents ! C'est la preuve qu'ils sont pareils. Je m'explique. Seriez-vous d'accord avec moi sur une idée qui est peut-être un peu choquante, mais que l'on peut, si on réfléchit bien, facilement accepter : nous sommes fabriqués par notre langue. Je ne parle pas du langage. Je parle de notre langue. Bien sûr, cette langue nous vient de l'extérieur. Quand nous arrivons au monde nous nous plongeons dedans, nous prenons un bain de langue, puis après on nous l'enseigne, et on nous incite à en être le personnage actif. Puis une fois que c'est bien acquis, alors nous pensons dans cette langue, nous écrivons dans cette langue, nous rêvons dans cette langue. C'est un compagnon permanent.


On met à peu près quinze ans à oublier sa langue. C'est ce que montrent des calculs de l'administration pénitenciaire. À la question "Combien de temps maximum peut durer une peine ?", les psychologues ont tous répondu : pas plus de quinze ans, parce qu'après quinze ans la personne n'est plus celle qui a été condamnée au départ. Si une peine dépasse quinze ans on punit quelqu'un qui n'est plus le même que celui qui a commis la faute. Il faut quinze ans pour que les choses se délitent totalement — et évidemment aussi la langue.


On est donc fabriqué par cette langue. Et ici j'apporte quelque chose d'un peu différent de ce qui était dit auparavant par les psychologues et par mes collègues : moi je ne parle pas du langage, je parle de la langue. Pour une raison très simple : je n'ai jamais rencontré personne parlant le langage. Il n'y a pas d'humains qui parlent le langage, ils ne parlent que des langues. Et il est impossible d'apprendre le langage à quiconque : on apprend des langues. Et là, tous les humains sont pareils. Ils sont tous fabriqués chacun par leur langue. Chaque fois qu'on apprend une langue, on est fabriqué par cette langue. Les langues sont des objets extrêmement étranges. On ne peut pas jouer avec la langue. On ne peut pas faire "presque" ou "comme si" avec la langue. Si vous ne prononcez pas la langue correctement, si vous ne l'utilisez pas à bon escient, vous êtes puni immédiatement par l'incompréhension et par le rejet. En fait, c'est un apprentissage extrêmement violent, parce que, si vous contrevenez aux règles de la langue, vous êtes exclu du monde auquel vous participez. Ce sont donc des règles, non pas coercitives mais absolument coercitives sur les personnes.


Bien sûr il y a une certaine souplesse pour ceux qui l'ont tellement bien parlée, qui la connaissent tellement bien, qu'on les autorise à jouer avec. Ce sont les poètes. Ils sont aux marges. Et à l'autre extrémité ce sont les marginaux, qui inventent l'argot, et qui sont aussi des gens qui parlent très bien la langue.On ne peut pas parler un peu la langue : on parle la langue totalement.
Alors, en quoi cette langue fabrique-t-elle la personne ? On pourrait expliciter les choses de manière très précise, mais je me limiterai à deux remarques. La langue vous incite à certaines utilisations des mots. Tout d'abord, première remarque, il y a des choses qu'on peut dire très facilement et des choses qui, pour les dire, prennent beaucoup de temps. Mais comme nous allons toujours au plus pressé (parce que nous avons très envie de voir dans les yeux de notre auditeur la façon dont il réagit à ce que nous disons) et comme il y a des choses qui sont tellement compliquées à dire dans certaines langues, chaque fois que nous devrions les dire, finalement nous renonçons et nous prenons le chemin de la facilité. Mais là, la langue nous donne des chemins obligatoires. Et puis, seconde remarque, la langue, à l'inverse, interdit certaines utilisations grammaticales (ou syntaxiques, mais ça c'est secondaire parce qu'on peut toujours prendre des mots d'autres langues).


Des hommes pareils parce que différents


Donc nous sommes d'accord, tous les hommes sont pareils puisqu'ils sont tous fabriqués par des langues. Mais là, et la chose est cruciale, fondamentale, c'est que les langues, elles, ne sont pas du tout identiques. Et ça c'est une vraie question. C'est curieux, c'est étrange, mais les langues ne se ressemblent pas. La profession de foi de la linguistique (et aussi de la psychologie) est de dire qu'il y a quelque chose de commun à toutes les langues de l'univers : le fait que les humains ont une propension naturelle à les parler — mais cet énoncé-là est un énoncé indémontrable. Pour mémoire je vous rappelle qu'on a répertorié trois mille langues (vivantes et disparues) dans le monde. Même si on arrivait à démontrer qu'il y a quelque chose de commun à toutes les langues qui sont vivantes à l'heure actuelle, on ne pourra jamais le faire pour les langues disparues. On ne sait pas du tout s'il y a quelque chose de commun entre toutes ces langues. C'est un a priori doctrinaire.


Ces langues sont donc toutes différentes et fabriquent donc des hommes différents. Mais alors pourquoi les gens sont-ils pareils ? Parce qu'ils sont différents. La preuve qu'ils sont pareils, c'est qu'ils sont différents. Si, malgré ces fabrications différentes par des langues différentes, ils étaient encore pareils, alors là il y aurait un problème. Cela voudrait dire que nous vivrions dans un monde où tout serait prescrit (cela va peut-être arriver d'ailleurs), par exemple où le moindre de nos comportements serait prescrit à l'avance.


On sait comment des choses semblables peuvent arriver. J'ai toujours été frappé, du temps où nous avions des partis communistes un peu partout dans le monde, un parti communiste argentin, américain, portugais, français, etc, par le fait qu'on pouvait prendre la parole de chaque personne appartenant à n'importe lequel de ces partis, et qu'elles étaient toutes identiques. L'idée que les gens seraient identiques au-delà même de leurs différences de langues, est une idée qui signifie qu'on les a programmés. En revanche, si on dit qu'ils sont différents, c'est là qu'on reconnaît qu'ils sont justement non seulement semblables mais en même temps identiques, puisque tous fabriqués par des langues qui, elles, sont différentes.


Voici les problèmes de base. Vous conviendrez que ce sont des problèmes qui intéressent beaucoup le psychologue et le thérapeute comme je suis. D'autant que j'ai été formé à la psychanalyse et qu'en psychanalyse on soigne en parlant. On dit que le psychanalyste est quelqu'un qui sait écouter. Je ne crois pas cela du tout. Moi, je crois que c'est quelqu'un qui sait parler et que l'art du psychanalyste c'est celui de la parole. Le psychanalyste est un spécialiste de la parole. Pourquoi écoute-t-il bien ? Parce qu'il sait bien parler, parce que c'est un professionnel de la parole. Et comme c'est un professionnel de la parole il peut repérer comment la parole de l'autre est construite et il peut entrer dans la construction de cette parole. Comment peut-on imaginer qu'un professionnel de la parole puisse ne pas être aussi un professionnel de sa langue ? Cela va de soi. Généralement les psychanalystes ont quelque chose de commun, au-delà des différences d'écoles (qui sont très nombreuses comme vous le savez), c'est leur amour de la langue. Et leur passion secrète pour des écritures secrètes qu'ils ont tous dans le tiroir de leur bureau. J'ai sorti mes romans policiers, mais j'en ai d'autres cachés.

Chacun dans sa langue


Maintenant qu'est-ce qui se passe si on reçoit un patient qui vient d'un autre monde, dont la langue est complètement différente, sa langue à lui, celle qu'il habite et qui l'habite, son compagnon, celle avec laquelle il est compétent ? C'est incroyable ce que les gens sont intelligents quand ils parlent. C'est d'une intelligence extrarodinaire, la parole. L'autre jour, je disais à ma femme : "Il fait beau aujourd'hui" et elle me répond : "Oui mais tu feras la vaisselle d'abord". Il n'y avait rien dans "Il faut beau aujourd'hui" qui impliquait la réponse "Mais tu feras la vaisselle d'abord". Vous avez pourtant tout de suite compris que cela voulait dire : "Il fait beau aujourd'hui : on pourrait sortir". Et la réponse signifie : "Ne crois pas que tu vas aller te promener avant d'avoir fait la vaisselle". Mais en même temps, moi, quand je dis "Il fait beau aujourd'hui", c'est que je veux essayer d'échapper à la vaisselle. Tout ça est contenu dans la langue, mais ce n'est évidemment pas une langue étrangère quand je parle ainsi. Je parle la langue comme un locuteur normal du français, c'est-à-dire quelqu'un de très intelligent. N'importe quel locuteur d'une langue, pour la parler dans tous ses méandres, est un génie. Il est un génie pour arriver à comprendre tout ce qu'il y a d'implicite dans n'importe laquelle de toutes ces paroles échangées.


Alors est-ce que vous imaginez que, recevant un patient qui possède cette compétence-là dans sa propre langue, vous allez lui parler français ? Quelle parole allez-vous obtenir ? Au départ, j'ai simplement posé cette question-là.


Les psychanalystes ont eu une position assez étrange. Si je dis cela à mes collègues psychanalystes, ils sont d'accord, évidemment. A priori c'est du bon sens. Mais en même temps ils ne seront pas d'accord sur un autre implicite qu'il y a dans cet énoncé. Ils auront tendance à dire, et c'est souvent ce qu'on entend : oui, mais on se comprend tout de même. Éh bien moi, j'ai simplement dit : non, on ne se comprend pas tout de même. Si on parle pas la langue, on ne comprend rien. Il n'y a pas quelque chose qui passe en-deçà de la langue. Ce n'est pas vrai.
Alors ils ont dit : mais ça passe dans les mimiques, ça passe d'inconscient à inconscient. Non, ça ne passe pas d'inconscient à inconscient. S'il existe un inconscient qui passe dans la parole, alors il a besoin d'un véhicule et le véhicule c'est la langue. Il ne peut pas passer autrement. Ce n'est pas vrai qu'on se comprend quand on ne comprend pas les mots qui sont échangés. Voici le point de départ du travail que j'ai fait.

 

 

Je savais une chose : certains guérisseurs malgaches utilisent les yeux des toupaï (qui sont des lémuriens) pour soigner des parasites de l'œil, et d'ailleurs avec pas mal de succès, je me demande bien pourquoi. Et je lui ai dit : "Regardez : vous, vous défendez le lémurien du CNRS, qui est un être intéressant, mais ce n'est pas le lémurien tout court. C'est un lémurien fabriqué au CNRS dont vous faites la promotion de manière active et sympathique, mais c'est un être construit. Les Malgaches ne le reconnaissent pas comme leur être à eux. En revanche, le toupaï fabriqué par le guérisseur malgache est un autre être, qu'on doit protéger aussi, mais pour lui prélever ses yeux. On ne le défend pas du tout pour ses "beaux" yeux, comme vous, mais pour ses "bons" yeux. De poser la question à partir des hommes provoque une catastrophe. Vous allez vous quereller avec les Malgaches et cela peut très mal finir, parce que les Malgaches vont vous chasser de Madagascar. Peut-être qu'on va faire la guerre à Madagascar pour protéger les lémuriens. Ça se peut : on a déjà fait la guerre à des gens pour protéger les baleines. Tout ça pourquoi ? Parce qu'on pose la question à partir des humains. C'est une mauvaise question. Elle est mal posée. Vous devriez poser la question à partir des êtres".

Il faudrait qu'il y ait une sorte de parlement où le lémurien du CNRS serait représenté par mon biologiste et le lémurien du guérisseur malgache par quelqu'un d'autre. Et que ce parlement soit démocratique. Qu'on puisse s'y disputer et que chacun puisse y défendre celui qu'il veut défendre. De là naîtrait quelque chose qui ressemblerait au monde moderne qui est en train de se mettre en place à l'heure actuelle. Voilà ma position. C'est pour cela que j'ai gardé le mot "ethnopsychiatrie". Il est l'héritier de ces questions-là. Vous allez voir comment cela se manifeste dans le champ de ma discipline.

 

 

Thérapie à deux ou à trois


Mais je me suis rendu compte très vite d'un autre point. Dans le département de Seine-Saint-Denis on a dénombré une centaine d'ethnies, ou plutôt une centaine de langues — de langues maternelles parlées par les familles qui viennent nous voir. Je ne vais pas parler cent langues ! J'aimerais bien, notez. Si on me disait qu'on me mettait en disponibilité pour les apprendre j'accepterais tout de suite. Mais ce n'est pas le cas. Alors j'en parle trois, ou trois et demies. Je suis loin du compte. Comment faire ?
La seule modification que nous avons apporté c'était de penser : on va mettre quelqu'un qui parle la langue dans le dispositif lui-même. Quelqu'un vient nous voir et il y a, à l'intérieur même du dispositif, quelqu'un d'autre qui parle parfaitement sa langue et la mienne. On a mis cela en place. Et puis on s'est rendu compte très vite que ce dispositif engendrait une idée nouvelle. Souvent les modifications du dispositif sont des modifications de la théorie, mais on ne s'en rend pas compte tout de suite. L'idée nouvelle c'est que si on est deux, l'espace dans lequel se déroule l'interaction est un duel. On appelle ça d'ailleurs une relation duelle. Qui est-ce qui a raison ? Essentiellement l'espace à deux est un espace de "qui est-ce qui a raison ?" Vous pouvez faire l'expérience. Si vous discutez avec quelqu'un, même si les choses vont très bien entre vous, très rapidement la question va être : qui est-ce qui a raison, c'est toi ou c'est moi ? C'est quasiment structurel. Si vous êtes trois, très vite la question va être : sur quoi est-on d'accord tous les trois ? Une chose qur laquelle on peut se mettre d'accord de manière évidente, c'est sur la signification des mots, parce que ça ne tient pas de la subjectivité. Ça tient de quelque chose qui est externe à la personne.


Par exemple, nous sommes dans une séance d'ethnopsychiatrie où nous parlons d'une difficulté que présente quelqu'un, et on entend : "Ça, si c'était au pays, on dirait qu'il s'agit d'un djinn". Supposons que cette phrase survienne, que ce soit le patient qui l'ait dite, ou son épouse, ou moi, ou n'importe qui. Si à ce moment-là on commence à dire "Est-ce que les djinns existent ?", là personne n'est d'accord. Les uns vont dire : oui ça existe. Les autres vont dire : non, c'est dans l'imagination de ceux qui ne vont pas bien, c'est une croyance. D'autres encore : moi je suis musulman et je ne crois pas à ces choses-là. Oui mais c'est dans le Coran, etc. Et on va avoir des discussions interminables.


En revanche, si on se demande : mais qu'est-ce que ça signifie le mot djinn ? Hé bien ça signifie "ce qui est caché et qu'on ne peut repérer que par ses manifestations" La preuve c'est que djennet veut dire "le paradis". C'est la même racine. Et le paradis, personne ne le voit non plus. Mais par contre on voit bien l'attitude bienheureuse des gens qui se comportent bien. Cela prouve que le paradis existe. Donc on ne voit le paradis qu'à ses manifestations extérieures. Comme les djinns. Tout comme aussi djinna, "le fœtus". On ne voit pas le fœtus. Mais on voit ses manifestations sur la femme et sur les transformations que subit son état physique. On est donc bien d'accord que le mot djinn signifie "quelque chose qui est caché et qui ne se manifeste que par les phénomènes extérieurs qu'il produit".


Et là mes patients sont tous d'accord. "Ça c'est juste, alors voyons, pour ce qui me concerne, qu'est-ce qu'on pourrait comprendre à ce qui m'arrive ? À partir des manifestations, est-ce qu'on pourrait remonter jusqu'au djinn ?" Et là on commence à discuter. Tout va bien parce qu'on s'est mis d'accord. On était trois. On s'est mis d'accord sur quelque chose où il n'y a pas de conflit : la signification des mots. La signification des mots est quelque chose de passionnant, mais si vous en discutez, au bout d'un certain temps on se met d'accord. Cela ne dépend pas de la subjectivité.
Sitôt qu'on introduit un troisième personnage dans le dispositif, un médiateur, la question n'est plus "Qui a raison ? " mais "De quelle manière pouvons-nous nous mettre d'accord ?" — "De quelle manière pouvons-nous être tous d'accord sur une même chose ?" Et puis surtout, cela apporte un bénéfice extraordinaire dont on a beaucoup de mal à mesurer l'impact. Sitôt qu'on est trois et qu'on parle par exemple de la signification du mot, personne n'est plus compétent que l'autre. Moi je suis plutôt compétent moyen en arabe. Je suis un arabisant de seconde qualité. En revanche il se peut très bien que le patient soit un arabisant de première qualité et que même l'interprète qui participe à la consultation ne soit pas un si bon arabisant que le patient. Mais si on arrive à un énoncé comme celui-ci : "Les jnounn (le pluriel de djinn) lancent des pierres sur les toits à midi". Tout le monde est d'accord. Vous voyez qu'on a glissé. Parce que sur la phrase : "Djinn signifie la chose cachée qui produit des manifestations à partir desquelles on peut inférer l'existence de cette chose", là-dessus, on va être d'accord.


Le djinn  de la lampe d'Aladin, vous savez ce que c'est ? C'est un parfum. Vous n'aviez pas compris que c'était un parfum ? Mais si, puisqu'on le met dans la bouteille et que quand on ouvre la bouteille il se répand dans toute la pièce. Et puis ensuite il est impossible de faire rentrer l'odeur dans la bouteille. Un djinn c'est un parfum. Ce n'est donc pas une croyance. Cela veut dire qu'il doit bien y avoir dans la composition du liquide qu'il y a dans la bouteille quelque chose qu'on ne voit pas mais qui est extrêmement compliqué à fabriquer pour que cela produise cette odeur dont le nom est "djinn un tel".
Donc djinn, on est d'accord  sur ce que c'est, on est d'accord sur ce que ça produit. On est d'accord aussi sur une chose : c'est que produire un djinn c'est de l'artisanat. Si on mélange ceci, puis ceci, puis ça, au bout d'un certain temps on aura cette odeur-là et rien que cette odeur.


Remonter la filière


Alors s'il fallait définir ce que c'est qu'un djinn (là je vais un peu loin, mais je pourrais dire ça à l'un de mes patients) on pourrait dire qu'un djinn c'est un concept qui aurait une intention. C'est un concept : l'odeur, c'est un concept. C'est une odeur qui ne ressemble à aucune autre. Mais imaginez un concept qui aurait une intention, qui voudrait par exemple faire de plus en plus d'émules, qui partirait à la conquête des femmes. Là vous auriez un djinn. Vous comprenez aussi que ça se fabrique. Et que cela n'a rien à voir avec de la croyance. Arriver à fabriquer un djinn c'est de l'artisanat hyper-évolué.


Mais remonter la filière, c'est aussi un artisanat. Et mon métier consiste, avec ces experts, dans cet espace où il y a pour l'instant moi, le patient (qui peut être une personne , une famillle, un groupe — et j'aimerais que ce soit un quartier ou un village), avec tous ces gens-là, à remonter la filière jusqu'à reconstruire la fabrication de cette chose invisible qui produit des phénomènes.
Là je ne suis plus dans la même démarche par rapport à la psychanalyse. Dans la psychanalyse nous sommes deux : l'un qui écoute l'autre. Cela produit ce que Ricœur appelait avec beaucoup de bonheur une herméneutique du soupçon. C'est-à-dire : qui a raison ? C'est moi qui ai raison. Une patiente que je vois en psychanalyse a l'habitude de me dire : "Je connais votre méthode. Premier principe : le psy a toujours raison. Deuxième principe : tout ce qui contrevient au premier principe est faux". Lorsqu'on est deux, la question est toujours : il y en a un des deux qui a raison, et ce que l'autre fait pour ne pas admettre que j'ai raison c'est pour des raisons, et c'est pour ça que c'est une herméneutique du soupçon : je le soupçonnerai toujours de  faire ça dans une intention de résister, de ne pas vouloir comprendre, de vouloir rester malade, etc. Je ne critique pas. J'aime beaucoup ça aussi. Mais la démarche produit une autre philosophie.


Je n'ai pas introduit grand chose: j'ai mis un tiers, qui produit de l'expertise. Il est expert mais en fait c'est un expert qui va faire apparaître l'expertise du patient. Parce que c'est le patient qui est le plus expert. Et tout d'un coup il ne s'agit plus de "qui a raison" mais il s'agit de "comment pouvons-nous nous mettre d'accord sur une donnée commune". Ça produit ça de manière spontanée. Si vous êtes d'accord sur l'histoire de la langue, tout va bien. On peut faire un pas de plus.

Un à un et en groupe


Les langues fabriquent les gens individuellement. Mais le problème c'est que ce sont les gens qui fabriquent les langues. Eh oui, les gens fabriquent les langues. Et les gens fabriquent les langues en groupe. Qui a fabriqué la langue française ? Est-ce que vous pouvez répondre à cette question ? Vous allez me dire que je suis complètement cinglé. Qui a fabriqué la langue française : toi, moi, mon voisin, n'importe qui,  tout le monde. Et tout le temps, aujourd'hui, tous les jours. On est en train de fabriquer la langue française — mais on ne sait pas où. N'importe quel locuteur de la langue française peut fabriquer la langue française, ou peut contribuer à la fabrication de la langue française. D'ailleurs les beurs des banlieues fabriquent beaucoup en ce moment la langue française et leurs modifications sont adoptées très vite. C'est extrêmement intéressant ces phénomènes. Actuellement la langue n'est pas fabriquée à l'Académie Française. Elle est fabriuée en Seine-Saint-Denis. Et ce n'est que provisoire. Donc, si on demande qui a fabriqué la langue française, on ne peut pas répondre — sinon dire : l'ensemble des locuteurs du français.


Et si je produits un nouveau mot en français (il paraît qu'il y a des logiciels d'ordinateurs qui fabriquent des nouveaux mots) encore faut-il qu'il prenne. S'il est pris et repris par l'ensemble des locuteurs du français, finalement il deviendra un mot du français. C'est par ce mécanisme qu'on peut dire que c'est l'ensemble des locuteurs du français qui fabrique la langue française. Mais la langue française fabrique les Français un à un. Donc on peut dire les choses comme ceci : les choses fabriquent les hommes un à un, mais les hommes fabriquent les choses en groupe.
Maintenant, si c'est valable pour la langue, c'est valable pour le reste. Je pense par exemple à un livre d'un philosophe que j'aime beaucoup qui s'appelle Charles de La Brosse. C'est un philosophe du XVIIIe siècle qui a écrit ce livre cinq ou six ans avant la Révolution. C'est un livre militant qui se base sur l'ensemble des observations que les voyageurs avaient ramenées des côtes d'Afrique et d'Amérique. Il avait lu tous les textes et il raconte l'histoire suivante. Elle n'est évidemment pas vraie, mais si elle n'est pas vraie, en tous cas elle est bien inventée, parce que c'est exactement ce qui se passe tous les jours. Les Portugais débarquent sur les côtes du Golfe de Guinée. Ils voient des Noirs arriver vers eux. Ils sont évidemment couverts de gris-gris. Et les Portugais leur disent (on ne dit pas dans quelle langue) : "Qu'est-ce que vous avez là sur vous ?" Et les Noirs  répondent (je dis "les Noirs" parce que c'est ce que dit Charles de La Brosse) : "Ce sont nos dieux". À ce moment-là les Portugais auraient dit : "Comment pouvez-vous dire que ce sont vos dieux ?  Qui est-ce qui les a fabriqués ?" — "C'est nous qui les avons fabriqués". — "Vous ne pouvez pas dire que c'est vous qui les avez fabriqués et que ce sont vos dieux !" L'histoire ne dit pas si les habitants du Golfe de Guinée ont demandé aux Portugais qui avait fabriqué les médailles de la Vierge qu'ils avaient autour du cou !


Toujours est-il que il y a là une erreur fondamentale de réflexion de la part des Portugais, bien que ce soit une histoire que vraisemblablement a inventé Charles de La Brosse. C'est une erreur de raisonnement. Parce que les dieux c'est nous qui les avons fabriqués, et c'est pourtant eux qui nous fabriquent. La différence est cruciale. Nous les avons fabriqués en tant que groupe, nous, le groupe des Guinéens, nous avons fabriqué les fétiches et les fétiches ont fabriqués les gens un à un, exactement comme pour la langue.


C'est vrai des dieux et vous devriez le savoir parce que si vous avez fréquenté la Bible, vous vous êtes peut-être rendu compte d'une phrase qui est extrêmement étrange et que tout le monde dit tout le temps. On ne se rend pas bien compte avec la traduction mais en hébreu c'est très frappant. On dit : "Béni sois-tu mon Dieu". Pourquoi est-ce que nous, nous devrions bénir Dieu ? Ce ne serait pas plutôt à lui de nous bénir ? Depuis quand est-ce le petit qui bénit le grand ? Et pourtant on répète ça cinquante fois par jour, sans jamais se rendre compte qu'en fait, quand on bénit son Dieu, on le construit pour qu'en retour il puisse nous reconstruire nous. Marx avait tort quand il disait que ce n'étaient pas les dieux qui avaient créés les hommes mais les hommes qui avaient créés les dieux. C'est faux parce que les deux propositions sont vraies. Ce sont les hommes qui créent les dieux et ce sont les dieux qui créent les hommes. Ce sont les hommes qui créent les dieux en tant que groupe et les dieux qui créent les hommes un à un.


Différents espaces thérapeutiques, différents dispositifs


Mais c'est vrai aussi pour les espaces thérapeutiques. Et là nous sommes concernés beaucoup plus directement. C'est très étonnant. Je vous parle encore en termes de bon sens. Cest une banalité complètement terre à terre. Supposez un patient neutre, plutôt migrant, plutôt paumé, plutôt entre deux âges, qui a de l'urticaire. Disons que c'est une femme, parce que les femmes sont reçues plus volontiers par les thérapeutes. Donc supposons d'abord que cette femme se présente chez un guérisseur qui travaille à la lecture des cartes. Il lui dit : "Vous avez un don, ça provient de votre grand-père, mais vous n'acceptez pas ce don, et c'est pour ça que vous avez de l'urticaire". Peut-être que c'est vrai. Je ne sais pas si c'est vrai ou si c'est faux.


Supposons maintenant que cette femme se présente dans un groupe de prières d'une église charismatique. Là on lui dit : "Si tu as ce que tu as, c'est probablement parce que tu as fait rentrer un homme à la maison qui était relié à des puissances diaboliques et que tu t'es alliée à ces puissances à ton insu. C'est pour ça que tu es sale. Il faut qu'on te lave de ces puissances diaboliques". C'est peut-être vrai aussi.


Supposons encore que cette femme se présente chez mon collègue psychanalyste. Il va l'écouter. Il ne va rien lui dire. Il a le temps. Je ne critique absolument pas le professionnalisme et la compétence des gens qu'elle va voir. Mais si on mettait un scanner sur la pensée profonde de mon collègue, on verrait certainement qu'il pense que cette femme a ses plaques d'urticaire parce qu'elle a été séparée de sa mère à trois ans alors que, comme toutes les petites filles, elle ne le voulait pas. Et ce qu'elle raconte sur dieu et sur le diable, ce ne sont que des inventions et si on l'écoute suffisamment longtemps, elle reviendra à des positions plus raisonnables.


C'est pourtant la même femme. Le pire de l'affaire, ou le meilleur (c'est ce qui fait que les humains sont tellement intéressants justement), c'est que pour comprendre les choses et pour faire la recherche, cette femme peut très bien guérir chez chacun de ces trois consultants. Et dans les trois cas, ce sera une véritable guérison. Et ce qui est pire encore, c'est qu'à l'issue de cette guérison, elle va devenir une prosélyte de l'endroit où elle est allée se faire soigner. Si elle a été soignée par le guérisseur qui tire les cartes, elle dira à ses amies qu'il faut aller la consulter aussi. Peut-être qu'elle voudra apprendre à tirer les cartes elle-même. Et des prosélytes de la psychanalyse, il y en a plein Le nouvel observateur, comme vous le savez.


Ces systèmes thérapeutiques, qui semblent a priori  contradictoires, produisent en réalité tous du lien social important. Mais surtout ce qu'il faut se demander aussi c'est , la femme, qu'est-ce qu'elle était avant tout ça ? Avant d'aller chez le premier, chez le second, chez le troisième ? Personne ne le sait. Je pourrais dire qu'elle a été fabriquée dans l'espace qu'elle est allée fréquenter. C'est pour ça que le mot "fabrication" est crucial dans cette histoire. Puisqu'à l'issue de son travail avec le voyant elle est fabriquée d'une certaine manière, à l'issue de son travail avec les charismatiques, elle sera fabriquée d'une autre manière, à l'issue de son travail avec l'analyste elle sera fabriquée encore d'une autre manière. Dans les trois cas, à la sortie ce ne sera pas la même personne : ce sera trois personnes différentes. Et pourtant à l'entrée, puisque j'ai pris ce modèle idéal qui n'existe pas, c'était une même et unique personne.


Les dispositifs, pas le patient


En fait les gens vont dans les trois endroits, et même dans les quatre, les cinq ou les six qui peuvent exister alternativement. On a beaucoup de mal à donner une signification aux systèmes thérapeutiques, puisque le système thérapeutique ne se contente pas de comprendre mais agit, ne se contente pas d'agir, mais fabrique. Il fabrique l'être même de la personne sur laquelle il agit. C'est donc en cela un système très comparable au système des langues, dans lequel nous construisons la langue et dans lequel la langue nous construit en retour. À ce moment-là, ce qui nous intéresse ce n'est pas le patient — bien sûr que celui que nous voulons soigner, celui à qui nous voulons porter une aide, c'est le patient — mais on s'est rendu compte que pour l'aider de la manière la plus efficace, nous devions nous intéresser aux dispositifs thérapeutiques et non pas, au patient en tant que lui .


J'ai vu un homme né en France de père et de mère algériens, parfaitement francophone, qui me disait : "Je suis possédé par une femme djinn, je le sais, j'en suis sûr. Et c'est très embêtant parce que quand je vois un homme qui est bien fait, la femme djinn, cela l'excite et du coup, moi, j'ai une érection". Imaginez cet homme aller raconter ça à un psychanalyste. Je peux vous dire qu'il n'y a aucun psychanalyste qui ne pensera pas que cet homme est homosexuel mais qu'il ne le sait pas lui-même. Sauf que le patient sait aussi que l'analyste pense ça. Et il sait aussi qu'il ne faut pas le lui dire, ou que s'il le lui dit, l'analyste va penser ça a priori. Donc le système est vicié au départ. Et la question qu'il me pose c'est : si tu t'occupais de cette affaire sans jamais présupposer que je suis un homosexuel et que je ne le sais pas ? Ça c'est une énigme intéressante. Sans jamais le penser. Sans le dire ce n'est pas difficile ("Je ne le lui dirai pas et je ferai attention qu'il ne se rende pas compte que je le pense"). Mais le problème c'est : est-ce que je peux m'abstenir de le penser ?


Mais alors qu'est-ce que je pense à la place ? Est-ce que je peux penser cette femme djinn ? En réalité la question est encore plus complexe, parce que : comment le sait-il qu'il est possédé par cette femme djinn ? Il est allé voir des guérisseurs maghrébins en France qui lui ont dit, à partir de toute une série de signes : "Tu es possédé par une femme djinn et on va te la faire sortir". Mais ils n'ont pas réussi à la faire sortir. Il a donc été construit par ces guérisseurs. Et comment a-t-il été leur poser la question ? Chaque fois on repousse ainsi le problème. Donc ce qui est intéressant, ce n'est pas le patient. Ce n'est pas à partir de ce qu'il dit qu'on peut réfléchir : c'est à partir de ce que pensent et de ce que font et de ce que fabriquent les thérapeutes. Donc l'objet de notre discipline, ce n'est pas ce que disent les patients, ce n'est pas ce que sont les patients : c'est ce que les dispositifs thérapeutiques fabriquent sur les personnes pour les soigner. À ce moment-là il devient extrêmement important d'inclure dans l'espace thérapeutique des gens qui sont des spécialistes du dispositif par lequel le patient est passé.


Voilà ce que le simple fait d'avoir introduit un interprète a pu produire dans notre travail, dans notre profession.

Arrêter le réfrigérateur qui bouge


Je vais encore un peu plus loin. Je vais prendre un autre exemple. Une famille de La Courneuve. Trois générations : première génération catho genre Normandie-Bretagne, deuxième génération CGT parti communiste, troisième génération rien, pas catho, pas PC, pas CGT, rien. Des gens très sympatiques, mais plus de référent. Ou plutôt plus de référent connu. En fait, c'est ce que veut l'État : qu'on n'ait de référent que le percepteur. Après tout ce sont des gens adaptés à ce monde où on n'a plus de relations qu'individualisées avec l'État. Le problème, c'est que depuis dix-sept ans ça ne va pas. L'homme a eu un accident de mobilette en revenant du travail, il s'est fracturé tout entier, après quoi les choses ne se sont jamais remises. Ça a commencé à bouger dans la maison. Le soir ils dormaient, le réfrigérateur était dans la cuisine et le lendemain ils le retrouvaient dans la salle de bains. Ils ont appelé le service social. Le service social a dit : pas de problème vous allez voir le psychiatre. Et ils y sont allés. Mais le psychiatre ne peut pas s'intéresser au réfrigérateur. Il n'y a aucun élément dans sa théorie qui lui permette de s'intéresser à ce que présentent les patients, c'est-à-dire le réfrigérateur. Après, ça commence à se compliquer, parce qu'ils disent que les volets battent toute la nuit. Ils les fixent et ils battent quand même. Ils les ont même retirés et les ont mis dans la cave. Mais ils battaient toujours. Ensuite le magnétoscope se déclenche en pleine nuit et passe des films. Ils se lèvent et ils retirent le film. Etc, etc. La situation devient extrêmement compliquée, pendant dix-sept ans.


Ces affaires-là ne sont pas rares du tout. Je ne sais pas si véritablement les maisons sont hantées, s'il existe des esprits, etc. Je veux seulement dire qu'il y a des familles, des personnes, dont la plainte principale est celle-là. Et quand ces personnes s'adressent à des psy, les psy ne savent pas s'intéresser aux choses : ils n'ont pas de formation pour cela. Ils ne savent pas faire une chose contre la chose. Puisque c'est le réfrigérateur qui bouge : est-ce que vous savez l'arrêter ? Comment fait-on pour arrêter le réfrigérateur ? Ce n'est pas en parlant avec le monsieur qui raconte que le réfrigérateur bouge que le réfrigérateur arrête de bouger. Il n'arrête pas de bouger.
Et la situation se dégradait de jour en jour, financièrement, socialement. Et chaque fois qu'on demandait ce qui se passait ils répondaient : "Ça fait dix-sept ans qu'on dit qu'il se passe quelque chose dans cette maison et personne ne fait rien pour nous". La première fois que je les ai vus, j'ai été obligé de leur payer un sandwich. Cela faisait une semaine qu'ils n'avaient pas mangé. Pourquoi ? Parce qu'ils continuent à avoir confiance dans ce système et qu'en face d'eux il n'y avait personne qui était capable de penser les choses.


Penser les choses :

on ne peut penser les choses qu'avec des choses. Penser les choses avec la tolérance, c'est une humiliation insupportable. Le réfrigérateur bouge. La position de tout service social en face d'eux c'est : vous pensez que le réfrigérateur bouge. Non pas : vous vous trompez ou quelqu'un le fait bouger, il bouge bien mais il y a une erreur quelque part. Non : vous pensez qu'il bouge. C'est-à-dire : vous, vous croyez et moi je sais. Cette position-là produit toujours de l'humiliation.


Est-ce qu'on a une possibilité de ne pas se trouver dans cette situation ? Si l'ethnopsychiatrie peut amener quelque chose, c'est précisément ça : comment est-ce qu'on peut ne pas se trouver dans cette situation. Ne pas se trouver dans cette situation c'est se dire : "Est-ce qu'on sait comment arrêter les réfrigérateurs ?"  Non pas : "Il existe des gens qui croient que les réfrigérateurs bougent", parce que ça, ça n'a aucun intérêt comme question. Mais : "Est-ce qu'on sait comment arrêter le mouvement des réfrigérateurs ?" La question est sur les choses, c'est une question technique. On peut par exemple mettre du vinaigre dans le coin de la cuisine. Est-ce que ça arrête le réfrigérateur ? Ou du sel ? Je crois que cela serait insuffisant. Des hosties peut-être ? Mais en tous cas, il faut poser le problème en termes techniques. Aux objets on répond par des objets. Parce que c'est comme ça que les pateints le pensent et c'est comme ça que le système tout entier est intelligent : c'est un système d'objets.


Conclusion


Ce que nous a apporté l'ethnopsychiatrie, c'est qu'en amenant des patients qui ne parlent pas la même langue que nous, elle nous oblige à sortir de cette situation. On est contraint à sortir de cet espace où je dis que c'est moi qui ai raison et que je lui montrerai bien que s'il n'admet pas que j'ai raison c'est parce qu'il  résiste — pour des raisons sexuelles, bien entendu. On sort de ça. On va se retrouver dans un autre type de situation où on va d'abord se mettre d'accord. La langue est un vrai problème parce qu'avec la langue on est bien obligé de se mettre d'accord. Vous n'allez pas commencer à discuter d'un lapsus que le patient a fait dans sa langue alors que vous ne connaissez pas sa langue. La première urgence, immédiate, obligatoire, c'est que d'abord on comprenne la langue. Après on discute. Quand on se met à comprendre, on construit des espaces. Et quand on construit des espaces, on se rend compte que ce qui est bien plus important ce sont les dispositifs qui construisent les personnes. De fil en aiguilles on se rend compte qu'avec ces dispositifs les hommes sont bien tous pareils. Ils sont très nombreux et efficaces ailleurs, tout comme ils sont très nombreux et efficaces ici. Et à partir de là on peut commencer à s'intéresser à nos propres dispositifs.


L'ethnopsychiatrie s'intéresse aux populations migrantes parce que les populations migrantes lui imposent de penser des choses auxquelles elle ne pensait pas auparavant. Elle s'intéresse aux populations migrantes non pas parce qu'elles sont les plus pauvres, non pas parce que ce sont les plus démunies, non pas parce que ce sont celles qui en ont le plus besoin, et tout cela est vrai — mais elle s'intéresse aux populations migrantes parce que c'est le seul objet d'étude qui lui permette de repenser sa propre théorie. Ensuite, pour s'intéresser à ces populations migrantes, elle est bien obligée d'aller apprendre leurs dispositifs là où ils fonctionnent. Et où fonctionnent-ils ? Sur les lieux d'origine. L'ethnopsychiatrie est donc une discipline qui s'occupe des patients en les rendant co-experts.


Il s'est passé quelque chose comme ça en France il y a une dizaine d'années, au moment où l'épidémie de sida a commencé à déferler. On a commencé à dire que les médecins savaient, qu'ils faisaient des recherches. Et puis à un moment donné les patients se sont constitués en groupes. Parce que si un patient tout seul dit quelque chose, personne ne le croit. Ces groupes de patients, ou d'usagers,  sont devenus influents. Et ils sont intervenus. Ils ont lu tous les textes sur le sida et ils ont contraint les médecins à changer de position sur le sida. C'est le groupe des usagers qui est venu questionner ceux qui disaient qu'ils savaient.


Imaginez qu'un patient, aujourd'hui, à l'hôpital psychiatrique, dise : les neuroleptiques font plafonner les yeux, coincent les genoux, font trembler les mains, tomber les dents, suppriment toute libido, produisent de la graisse autour de la ceinture, font tomber les cheveux. Vous savez ce qu'on lui répond ? On lui répond : ce sont des effets secondaires. Sauf que s'ils se réunissaient en groupe de patients. Un seul patient qui dit ça, on lui dit qu'il ne comprend rien du tout, que les experts savent très bien que ce sont les effets secondaires du médicament. Étant entendu que les effets primaires, on ne sait pas les mesurer. On ne sait pas si ce ne sont pas les effets secondaires qui ne sont pas les effets primaires.


Par contre, dernièrement, aux États-Unis, des groupes de patients se sont constitués et ont pu démontrer que les lésions produites par les neuroleptiques sont irréversibles, au bout de dix-quinze ans. Et comme c'est les États-Unis les groupes de patients ont fait des procès aux psychiatres. Et aujourd'hui, si vous êtes psychotique, vous pouvez vous promener avec sur vous un papier disant que si vous avez une crise dans la rue, vous refusez qu'on vous donne des neuroleptiques. Tout ça à partir des groupes de patients.


L'ethnopsychiatrie amène quelque chose qui ressemble à ça. L'obligation d'aller chercher dans les groupes le savoir qui permet de soigner les personnes.

Débat
 
Serge Vallon
- Ma première question sera sur la difficulté de trouver le groupe de référence. Comment faire pour aller le trouver quand on a affaire à quelques individus isolés en France ? Est-ce qu'on peut toujours trouver des gens qui parlent leur langue et connaissent leur culture ? Est-ce qu'il n'y a pas une dispersion telle ou des particularités telles, qu'on a du mal à parler leur langue ? Par exemple dans votre pièce de traitement vous êtes combien ?
 
Tobie Nathan
- Nous sommes entre dix et vingt thérapeutes. En fait nous recevons une situation. Et nous essayons d'avoir le maximum de tenants et d'aboutissants de cette situation. La dernière famille malienne que j'ai reçue, l'homme avait deux épouses, douze enfants, quelque chose comme dix-huit assistantes sociales (celle de la DAS, celle de la CAF, puisqu'il est sous tutelle des allocations familiales, celle de la mairie, celle de l'école, etc, et en plus il avait six ou sept enfants en psychothérapie). J'invite tout le monde. Parfois il arrive dix ou quinze personnes. Et cela devient un débat public au cours duquel on essaye de lever les malentendus. D'abord les malentendus produits par la langue. Ensuite on essaye de voir où on peut se mettre d'accord. Dans cette situation précise, l'une des filles avait été brûlée accidentellement au troisième degré par de l'eau bouillante à l'âge de trois ans. La famille n'allait pas bien et les assistantes sociales étaient intervenues. Ce fut d'ailleurs l'origine de la tutelle aux prestations familiales : il y avait suspicion de violences à l'enfant (ce qui n'était pas vrai).


Cette fille a donc été hospitalisée et elle est restée neuf mois à l'hôpital. À trois ans, elle ne parlait que le bambara. Quand elle est revenue, évidemment, elle ne parlait plus le bambara. Elle ne parlait plus avec sa mère, parce que sa mère ne parle que le bambara. Son père lui-même ne parle presque pas le français. Elle est complètement paumée et elle est prise en charge par le CMPP. Qui ne parle pas bambara non plus. Le CMPP pense : qu'est-ce que c'est que cette famille qui ne vient jamais voir les responsables qui s'occupent de leur fille ? C'est un questionnement raisonnable. En même temps ils s'occupent de la fille. Ils font des séances, ils la mettent dans un groupe de psychothérapie de groupe. Et la fille va un peu mieux. Pas beaucoup : à cet âge-là ça évolue normalement plus vite. Et la famille, elle, se dit : qu'est-ce que c'est que ces gens qui prétendent que si la fille est dans cet état c'est de notre faute ? On n'a rien à se dire avec ces gens-là.


Et moi je me trouve dans cette situation-là. Je dis : quel est l'être qui est intervenu dans cette famille qui ne permet pas de voir ceux qui te font du bien et ceux qui te font du mal ? Et je le dis en bambara. Nous, nous ne voulons pas mettre une étiquette sur la fille. Nous voulons au contraire qu'elle puisse trouver son lieu d'expression propre, etc. C'est une attitude correcte de thérapeute. Or le père disait exactement la même chose. Il disait : ce que je ne veux pas c'est qu'on épingle cette famille comme une famille qui produit des problèmes et qu'on dise que ce qui est arrivé à la fille c'était la faute de la famille. J'ai dit : eh bien vous dites la même chose tous les deux, il y a bien un problème.


Je connecte les mondes. Je suis un connecteur de mondes. Et de temps en temps, ça prend. Le père me dit : si cet être est entré dans ma maison, tu sais comment je peux le tenir à l'écart ? Je dis : oui, tu verses un peu de lait dans tes toilettes. J'amène une réponse. Les choses se dénouent comme ça. Elles ne se sont pas dénouées à cause du lait. Je ne dis pas ça. Elles se sont dénouées du fait que, d'une part, j'ai mis toutes ces personnes en présence, d'autre part, j'ai médiatisé les langues, et en troisième lieu je me suis intéressé aux choses.
 
Un auditeur
- En quoi ce dispositif soigne-t-il, selon vous ? Qu'est-ce qui soigne dans ce dispositif ?
 
T.N.
- Ce n'est pas du tout le dispositif qui soigne. Je veux dire par là que l'ethnopsychiatrie, en tous cas celle que je pratique, n'est pas la création d'une nouvelle thérapie. Ce n'est pas non plus l'utilisation d'anciennes thérapies. Ce n'est pas du tout ça. C'est un espace de réflexion qui permet de revaloriser les chemins qui vont vers les thérapies. À l'issue de ces séances, les patients trouvent des chemins. C'est un carrefour, si vous voulez. On arrive à un carrefour et on ne sait plus où aller. On dit : pourquoi irais-je là ? Pourquoi pas là ? Et à l'issue de cet espèce de maelstrom qui se passe dans le carrefour, qui est fait de traductions, de commentaires, de discussions, de beaucoup de plaisir aussi, parfois durant une ou deux années, à la sortie les patients disent : je vais rentrer au pays voir mon guérisseur. Ou bien : je vais commencer une psychothérapie. Et c'est ça qui va les soigner : ce sont les espaces thérapeutiques qui existent déjà. Ce n'est pas un espace thérapeutique nouveau. C'est un lieu de valorisation d'espaces thérapeutiques qui existent déjà, mais sans choix, sans hiérarchie. Si à l'issue de tout ça le patient dit : je retourne à l'église, il retourne à l'église. Cela ne me dérange pas du tout, honnêtement. Au contraire, ça m'intéresse. Qu'il aille chez le guérisseur ça m'intéresse. Qu'il aille chez le psychiatre ça m'intéresse. Qu'il prenne des médicaments ça m'intéresse. Tout ça m'intéresse. Et il le sait que ça m'intéresse. Et souvent il vient m'en parler après.
 
Une auditrice
- En fonction de tout ce que vous avez dit, est-ce que c'est comme ça que vous êtes arrivé à arrêter le réfrigérateur ? (rires)
 
T.N.
- Ce n'est pas moi qui ai arrêté le réfrigérateur. C'est une énigme pourquoi il s'est arrêté. Ce n'est pas vrai que je ne fais rien. C'est ça que vous voulez dire ?
 
L'auditrice
- Non, je sais que vous faites quelque chose. Vous venez de parler de soigner, et donc en fonction de ce que vous avez dit sur la prise en compte des objets et sur le fait de soigner les gens, comment êtes-vous arrivé à bloquer ce frigo ? Est-ce que votre patient, au bout du compte, est arrivé à trouver des cales pour que son frigo ne bouge plus ?
 
T.N.
- Ce n'était pas des cales mais il s'est arrêté de bouger. Et les volets de claquer. Mais le mari a quitté sa femme. Mais je ne souhaitais pas ça. Je suis pour que l'homme et la femme restent ensemble. Surtout quand ils s'aiment. J'ai regretté cette situation, mais c'est comme ça que ça s'est terminé. Je ne peux pas vous raconter plus. Ce sont des choses un peu personnelles. Ce sont des choses qu'on ne peut pas bien raconter. Il faut penser les choses. Il faut rendre les récits non reconnaissables. Donc il faut les travailler avant, les récits. Là vous me:prenez un peu de court. Je n'ai pas pensé comment travestir le récit. Le réfrigérateur s'est arrêté, mais ça n'a pas été sans conséquences.
 
Une auditrice
- Je vais remonter à ce que vous avez dit sur le fait qu'une personne est formée par la langue. Mais alors les traducteurs, de toutes façons, doivent appartenir plus à un système qu'à un autre. Sauf à être parfaitement bilingues. Il ne peut pas être entièrement neutre. Qu'est-ce que vous faites en face de cette non-neutralité ?
 
T.N. -
Je ne dis pas ça. Je ne dis pas que si vous êtes malien ou bambara, il faut que vous trouviez un psychiatre ou un psychologue qui soit bambara et que tout irait pour le mieux dans le meilleur des mondes bambara. Ce n'est pas cela que je dis du tout. Ne me faites pas dire ce que je ne dis pas. J'ai dit au contraire que ce qui était intéressant dans l'ethnopsychiatrie c'est que les Bambara viennent rendre la psychanalyse boiteuse et qu'ils obligent les psychanalystes à rajouter des éléments à leur espace théorique et à leur monde technique. C'est ça qui est intéressant. Ce n'est pas que les Bambara restent entre Bambara.


Maintenant si ça fonctionne comme ça, c'est parce que je suis là, moi ou le personnage qui anime ce dispositif. Ce personnage n'est pas inactif. Il est extrêmement actif. Il ne s'agit pas de mettre en présence un interprète et un patient parlant la même langue. Il s'agit d'animer un dispositif qui produit des choses nouvelles. Ce qui va se produire ici, ce n'est pas la résurrection de penser bambara antique. C'est quelque chose de neuf, de moderne, et je dirais même d'ultra-moderne. Parce que ce sont les mondes d'aujourd'hui, des mondes qui s'entrecroisent tout le temps, avec des voyages très rapides, où il y a de plus en plus de personnes qui ont émigré, qui se sont adaptées plusieurs fois dans leur existence. Ces Bambara ont fait la Côte d'Ivoire, parfois le Nigéria et puis la France. Et de plus en plus ils ne pensent qu'à aller aux États-Unis. C'est le monde moderne. C'est le monde des interfaces. Et à ces endroits-là, il va bien falloir que quelqu'un reconstruise des choses. Donc moi, je n'utilise pas d'interprètes : j'utilise des médiateurs. Ce sont des gens que j'ai formés ou qui ont été formés de manière particulière, et avec lesquels j'ai l'habitude de travailler et que je peux questionner. Le mieux c'est qu'ils me traduisent une langue que je connais déjà. Je fonctionne le mieux en arabe. Quand l'intermédiaire dit quelque chose je comprends. C'est la meilleure situation. C'est là où je peux lui dire : pourquoi tu as dit ça ? Pourquoi tu as traduit comme ça ? Il faut qu'il ne se croit pas seul avec le patient : voilà ce que je veux dire. Ce ne sont pas des espaces où on renvoie des gens seuls avec les leurs. Au contraire : ce sont des espaces complexes, ultra-modernes, dans lesquels on construit des interfaces qui n'ont jamais existé. Comment peut-on être bambara et français dans le traitement des choses, des objets ? Cette question-là me passionne, passionne le patient, et normalement devrait passionner tout philosophe ou tout psychologue non paresseux.


Serge Vallon - Il ne s'agit pas de s'abonner à un nouveau système thérapeutique. Il s'agit au contraire, pour que la personne trouve un trajet qui lui convienne, de déconstruire ce que vous appeliez "la fabrique". C'est plutôt un lieu de déconstruction temporaire pour ne plus être dans le soupçon mais pour se trouver en sécurité.
 
T.N. - Absolument. C'est exactement cela.
 
9 mars 1999

 
L'illustration en haut de page est un tableau de Camille Fox qu'on peut voir sur le net : http://www.ajoe.org//Fox/suite.htm
 
 
 
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