"Utiliser les autres cultures pour repenser la nôtre"

(entretien avec Isabelle Stengers)

 

 

13/02/99 - © Rossel & Cie SA - LE SOIR Bruxelles du 14 février 1999 La polémique française suscitée par les idées de Tobie Nathan a entraîné dans son sillage Isabelle Stengers, de l'Université libre de Bruxelles. La philosophe des sciences tente aujourd'hui d'approfondir ces concepts, provocateurs pour les uns, novateurs pour les autres.

 

   

– Pourquoi Tobie Nathan aboutit-il à un "différentialisme culturel", c'est-à-dire à l'impossibilité de jeter des ponts entre les cultures, définies comme des univers totalisantset imperméables?

Isabelle Stengers : La question n'est pas de savoir s'il n'y a pas de ponts possibles - les cultures n'ont jamais cessé de négocier entre elles. Nathan lutte en fait contre l'idée qu'il suffit de prendre ce qui vous convient dans l'une et l'autre, puis de faire son mélange personnel. La transformation des cultures est, pour lui, une chose grave qui ouvre des chemins qu'il s'agit de respecter. C'est une question de temps qui donne à chaque appartenance culturelle la possibilité de créer pour elle-même ses chemins par rapport aux autres. Or, nous savons tellement mieux ce qui est bon pour nous, et pour tous, que tout retard apparaît comme une catastrophe.

– Le sida, sujet du livre [1], fait planer le spectre de la mort.

Isabelle Stengers : S'il s'agissait d'une maladie pour laquelle l'action de notre culture est sans égale: la lutte directe dans le corps contre les micro-organismes, comme une gangrène, il n'y aurait aucun problème. Même au coeur de l'Afrique, on ira s'adresser à la médecine des blancs. Mais le sida a beaucoup plus de repli. La médecine n'a pas grand-chose à dire, primo, sur le fait que les gens contaminés par le virus puissent survivre beaucoup plus longtemps que d'autres, alors que la "manière" dont l'individu vit sa maladie peut être importante. Secundo, la trimédication n'est pas comme un antibiotique contre la gangrène, c'est une discipline de tous les jours. Donc, si on l'impose à un malade au nom du bien, cela ne marchera pas! On n'a pas réussi à faire du sida la gangrène qui manifesterait une fois pour toutes notre triomphe. Il est donc important de négocier et d'en passer par la force de l'autre, qu'il puise justement dans sa différence, et non d'imposer notre manière de voir les choses. Evidemment, cela peut mettre sa vie en danger. Tobie Nathan nous mène à réfléchir à ce point limite: il est peut-être de la responsabilité de chacun de se mettre en danger.

– C'est peut-être valable pour des personnes majeures. Qu'en advient-il pour les enfants qui ne peuvent décider de leur sort? Isabelle Stengers : Sauver les enfants, aux dépens de leurs parents, c'est une conception abstraite. On peut sauver le corps, mais l'enfant va peut-être être détruit autrement.– N'est-ce pas légitimer une pensée inverse tout aussi néfaste?

Isabelle Stengers : Le propose-t-il? Au contraire, il a tenté pendant des années d'organiser la rencontre des médecins et des patients ou des représentants d'autres cultures. Il ne va donc pas vers un différentialisme puisqu'il tente d'aménager un espace pour que le médecin comprenne mieux ce qu'il a à faire et où les patients pourraient apprendre à écouter ce que veut leur médecin. Mais ce qu'il refuse, c'est de mettre les parents à l'école des médecins, de valider le rapport de force qui dit que nous savons mieux et que les autres n'ont qu'à s'habituer.

– N'est-ce pas une illusion de croire que le migrant ou l'immigré peut retrouver dans la diaspora son réseau culturel, qui le structure?

Isabelle Stengers : Dans des pays comme la France ou la Belgique, dans une moindre mesure, qui ont un idéal assimilationniste, c'est évidemment beaucoup plus difficile que dans des pays qui ont pensé le communautarisme, comme l'Angleterre ou la Hollande. Le point n'est pas "tout va bien ils l'ont" mais "il est important qu'ils l'aient et le fait qu'ils ne l'aient pas n'est pas un prétexte pour nous simplifier la vie et profiter de leur situation de faiblesse". C'est une leçon d'éthique: quand les questions graves sont en cause, comme la santé, la culture est priée de ne pas faire obstacle à la solution biologique tout-terrain. C'est un rapport de force qui manifeste un grand mépris pour les autres.

– Contre l'assimilationnisme et au nom de la préservation du social, envisagez-vous sérieusement que l'on puisse encourager les ghettos comme l'a fait Nathan?

Isabelle Stengers : On pourrait en respecter la possibilité. Evidemment, il ne faudrait pas que l'Etat vienne renforcer le ghetto en imposant aux populations d'y vivre. Mais favoriser le désir de vivre ensemble et de maintenir les relations d'entraide et de coopération qui étaient les leurs, laisser le temps aux générations qui suivent la possibilité d'explorer le nouveau monde dans toutes ses possibilités: ce serait assez civilisé. Le mot ghetto est devenu abominablement sinistre parce qu'on pense à celui de Varsovie, mais les ghettos italiens étaient des lieux de haute culture. Notre idée de mélanger tout, c'est une manière d'atomiser les étrangers de façon à ce qu'ils ne nous posent plus de problèmes parce qu'ils ne peuvent pas faire valoir de manière collective de se présenter.

– N'est-ce pas la porte ouverte à toutes les dérives qui pourraient, par exemple, pousser un gouvernement à refuser les soins de santé à telle ou telle ethnie?

Isabelle Stengers : Cela voudrait dire que nous ne sommes pas dignes des devoirs d'hospitalité, qu'on les traite comme des enfants: "vous ne voulez pas tout de nous, eh bien vous n'aurez rien!". Apprendre à négocier avec d'autres pourrait rendre les lieux importants comme la justice, la médecine, l'école, certainement beaucoup plus compliqués, mais peut-être plus riches pour les habitants de Belgique aussi. Apprendre ce qu'est une naissance pour telle ethnie africaine peut rappeler au bénéfice de tous que donner naissance à un enfant n'est pas d'abord un acte médical mais bien familial.

– Justifier l'individu par rapport à l'ethnie, n'est-ce pas nier son libre arbitre, la capacitéhumaine de se hisser au-dessus de la culture?

Isabelle Stengers : C'est en tant que j'appartiens à une tradition qui m'a nourrie que je peux exercer un certain libre arbitre. Il n'y a pas de contradiction entre liberté et appartenance, au contraire. Si chacun regarde sa propre vie, les endroits où nous sommes le plus capables de faire acte de liberté ne sont pas des endroits où nous nous sentons isolés. L'idée qu'il faut rompre des liens pour être libre est une des mauvaises idées que les philosophes ont proposées.

– Pour la seconde génération, comment gérer la perte des clefs culturelles mais lasurvivance des symptômes?

Isabelle Stengers : C'est le noeud du problème. La seule manière de relier les enfants aux parents, c'est restituer à ces derniers la stabilité de ce qu'ils pensent avoir oublié à cause de la distance. Pour que les enfants trouvent leur axe, il faut que les parents retrouvent le leur.

    Propos recueillis par Xavier Flament
    13/02/99 - © Rossel & Cie SA - LE SOIR Bruxelles du 14 février 1999
    [1] . Il s'agit de Tobie Nathan et Catherine Lewertowski : Soigner… le virus et le fétiche. Paris, Odile Jacob, 1998.
     
   
L'illustration en haut de page est un tableau de Camille Fox qu'on peut voir sur le net : http://www.ajoe.org//Fox/suite.htm