La Vierge et le neutrino

Quel avenir pour les sciences?
Isabelle Stengers
depuis le 6 janvier 2006, dans toutes les bonnes librairies — aux Empêcheurs de penser en rond
     
 
Les scientifiques peuvent aujourd’hui considérer qu’ils ont deux types d’ennemis.

Ceux qu’ils dénoncent le plus volontiers sont les sociologues, et tous ceux qui, comme ces derniers, sont accusés de participer à une « montée de l’irrationalité ». Les scientifiques se sont sentis insultés par leurs nouvelles manières de raconter les découvertes scientifiques, et ils craignent de voir se propager un relativisme sceptique qui détourne le public de « sa » science, qui détruit l’idée d’un rapport privilégié de la science avec la Vérité et la Réalité. C’est là l’origine de « la guerre des sciences » dont un moment important a été l’affaire Sokal.

Au moment où cette guerre fait rage, les scientifiques se trouvent confrontés à un autre problème, beaucoup plus grave. Leur ancienne alliance avec l’État semble rompue : celui-ci répugne désormais à financer les travaux réalisés en toute autonomie. Il leur demande de se rapprocher des industriels, voire de se soumettre à leurs intérêts. Leurs objectifs ne doit plus être de faire progresser la connaissance mais, par exemple, de déposer des brevets… Les scientifiques n’ont plus seulement affaire à des sociologues qui prétendent qu’ils n’ont jamais été autonomes mais toujours liés par des intérêts et des alliances, mais à des hommes politiques et des industriels qui veulent vraiment leur enlever toute autonomie, toute liberté dans le choix de leur sujets de recherche.

Selon Isabelle Stengers, les scientifiques sont en mauvaise posture car s’ils ont bien raison de ne pas accepter la manière dont les sociologues relativistes parlent « mal » d’eux, ils n’ont pas su de leur côté, trouver les mots pour décrire la spécificité de leur travail. Ils ne savent pas se présenter, ce qui les affaiblit dans leur opposition aux tentatives capitalistes modernes de redéfinir leur activité.
Mais il arrive aussi qu’un troisième acteur surgisse : le « public » comme on l’a vu dans le cas des OGM. Il s’agit dans chaque cas de publics particuliers qui n’acceptent plus que « l’on sache » mais que l’on reste impuissant face aux conséquences prévisibles de ce que l’on sait (comme dans le cas du réchauffement de la planète). C’est donc dans un nouvel environnement (une nouvelle écologie) que les scientifiques doivent apprendre à travailler et ce pourrait être une chance.

En quoi cela pourrait-il intéresser la philosophie ? Isabelle Stengers propose d’abord de renoncer à l’idée que l’on pourrait définir « la science ». Si il y a quelque chose de commun à toutes les pratiques scientifiques, c’est à partir des manières dont elles sont (parfois) capables de dire « quelque chose de nouveau sur le monde ». Elles le « peuplent » avec de nouveaux êtres. Ce n’est jamais une voie droite, faite selon une méthode prédéterminée, mais le résultat d’incessantes hésitations. Pourquoi faudrait-il que, simultanément, ceux qui défendent les sciences « vident » le monde de toutes les autres pratiques qui n’ont ni la même histoire ni les mêmes ambitions ? Comment, en conséquence, imaginer la possibilité d’une coexistence des pèlerins de la Vierge et des praticiens des sciences sans hiérarchie, sans un point de vue qui trie, juge et ordonne (les premiers traduiraient l’arbitraire de la subjectivité humaine, les seconds une objectivité valable pour tous les humains) ? Cela ne relèvera pas d’une bonne volonté générale, de la tolérance, mais de l’invention de nouveaux rapports entre les différentes pratiques.
Isabelle Stengers imagine que ce pourrait être le rôle de « diplomates » d’un nouveau genre. Les diplomates savent qu’ils doivent prendre des risques, rendre des comptes à ceux qui les ont délégués, que rien n’est jamais garanti, que la paix est toujours une fabrication exigeante.
     
 
Isabelle Stengers est philosophe. Elle a longtemps travaillé avec Illya Prigogine (Prix Nobel de physique). Elle enseigne à l’Université libre de Bruxelles. Elle est un des auteurs phares des Empêcheurs de penser en rond.
     
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